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PERSONNAGES
IVAN TARABANOV, soldat LA MISERE ANDRON KOUZMITCH, vieux bûcheron NASTIA, sa nièce, orpheline LE TSAR DORMIDON ANFISSA, fille du tsar LE PRINCE ETRANGER JOHAN-FRITZ, son mari LE GENERAL SILOUIAN KAPITONOVITCH POTSELOUEV, marchand, veuf LE CHEF DE LA GARDE LE TRESORIER LE SENATEUR, petit vieux tenant à peine debout LE MESSAGER LE VIEUX à la médaille UNE MATRONE en bonnet et châle à fleurs, sa femme LE COMMIS LE CLERC, un homme maigre, chauve et avec un gros nez rouge LA FEMME DU CLERC, une très forte personne 1er BRIGAND 2ème BRIGAND 3ème BRIGAND LE BERGER LE CHASSEUR L'HOMME-APPEAU DAMES DE COUR JEUNES GENS et JEUNES FILLES VOISINS LES GARDES LES CHASSEURS |
ACTE 1
(Une forêt. Un vieux bûcheron est en train d'abattre un arbre.) LE BUCHERON : Han!... Han! (Il s'arrête pour s'essuyer le front). Il n'est pourtant pas bien gros mais je n'en viens pas à bout. A mon âge, on devrait rester au coin du feu à chauffer ses vieux os, au lieu de courir la forêt à couper des arbres. Ah, misère, de misère !.. LA MISERE : Qu'est-ce que tu me veux, grand-père ? LE BUCHERON : J'entends parler mais il n'y a personne. (Il regarde autour de lui) J'ai dû me tromper. UNE VOIX FEMININE (au loin) : Ohé!.. Oncle Andron ! Ohé !.. LE BUCHERON : Mais non, c'est bien moi qu'on appelle. LA VOIX : Ohé !.. LE BUCHERON : Ça viendrait plutôt de ce côté là. C'est sûrement Nastia qui me cherche. Elle m'apporte mon casse-croûte. (Il crie). E-ho-o-o !.. LA VOIX : Ohé !.. LE BUCHERON : Eho !.. (Entre Nastia) NASTIA : Eh, vous voilà donc, oncle Andron. Comme vous êtes loin aujourd'hui! Je vous ai cherché partout. Et je n'entendais même pas le bruit de votre hache pour me guider. LE BUCHERON : Je me fais vieux et faible. Autrefois, toute la forêt résonnait sous ma cognée. Et maintenant : "toc, toc"... Comment veux-tu qu'on m'entende? Eh oui, c'est un grand malheur, quand à mon âge, on n'a ni fils ni petits fils pour vous aider. Il faut tout faire soi-même. NASTIA : Et moi, oncle Andron, je ne vous aide pas ? LE BUCHERON (en mangeant) : Toi... tu m'aides... à manger mon pain. NASTIA : C'est péché, mon oncle, de parler comme ça ! Je ne travaille pas, moi ? Je ne me tue pas à la besogne ? Couchée au premier cri du coq, levée au troisième... LE BUCHERON : Si tu me plaignais pour de bon, Nastia, tu te dépêcherais de prendre un bon mari. Ça oui, ça pourrait m'aider. Seulement j'ai idée que tu attends toujours ton soldat, ce bon à rien, Ivan Tarabanov. NASTIA : C'est vrai mon oncle, je l'attends. Il aura bientôt fini son service. LE BUCHERON : Fini ou pas, qu'est-ce que ça me rapporte? Claquedent il est parti, claquedent il reviendra. NASTIA : Manque d'argent n'est pas péché. Quand on a des bras, on ne meurt pas de faim. LE BUCHERON : Eh justement, qui sait si on lui laissera bras et jambes. Quiconque tire sa pitance de la guerre doit payer la guerre en plaies et moignons. NASTIA : Vous dites des choses horribles, mon oncle. Je ne vous écoute plus. LE BUCHERON : Ne te bouche pas les oreilles Nastia, lorsque les aînés te parlent ! Fais plutôt comme je te dis : épouse Mélenty Ivanovitch. NASTIA : Comment ? Le meunier ? Le veuf ? LE BUCHERON (en mâchant) : Le meunier. Le veuf. NASTIA : Mais ses enfants sont plus âgés que moi ! Et lui n'est certainement pas plus jeune que vous. LE BUCHERON : Certainement pas. NASTIA : Vous voyez ! Et encore, il vous reste des cheveux sur la tête, au moins par endroits. Alors que lui est chauve d'une oreille à l'autre. LE BUCHERON : Qu'as-tu besoin de regarder ses cheveux ? Il est peut-être chauve jusqu'aux oreilles mais pour la bonne table il n'a pas son pareil. Epouse-le, Nastia, ou je te chasse de la maison. Je te jure que je te chasserai. Tu es restée que trop longtemps sur mon vieux dos. NASTIA : Faites ce que vous voulez, oncle Andron, mais je n'épouserai pas le meunier. LE BUCHERON : Alors, je t'ai nourrie pour rien ? Ingrate ! NASTIA : Ah, oncle Andron, si vous me traitez d'ingrate, il vaut mieux, en effet, que j'aille gagner mon pain de porte en porte. J'irai servir chez les autres, je serai domestique chez les étrangers mais je n'en peux plus de vos reproches. Vous grognez, vous rouspétez toute la journée. Ça ne vous suffit pas d'avoir empoisonné votre propre vie ? Il faut encore que vous empoisonniez la mienne ! LE BUCHERON : On aurait plus facilement raison du diable que de cette fille. NASTIA (essuie ses larmes de sa manche, range dans un fichu l'écuelle et la cuillère et chante doucement) : Un marchand de la Guilde, bien vieux et bien gros Donnait pour m'avoir, plus de deux cent vaisseaux. LE BUCHERON : Non mais, regarde moi ça. Ses larmes n'ont pas séché qu'elle chante déjà ! NASTIA (continue de chanter) : J'ai demandé à mon âme, j'ai demandé à mon coeur, Ils m'ont dit : "Ce marchand sera ton fossoyeur". (Elle s'en va). LE BUCHERON : Ecoutez donc comme elle s'égosille ! Chante, chante, ma toute belle ! Ton tour viendra : je te ferai chanter sur un autre ton. "J'ai demandé à mon âme, j'ai demandé à mon coeur..." C'est plus facile que de manier la hache. (Il reprend le travail). Ah, chienne de vie ! Couper du bois n'est pas vendre du drap. Ce n'est pas un métier rentable. Et voilà le manche qui s'est fendu en deux ! Oh misère, misère! MISERE : Mais que me veux-tu, vielle bique ? LE BUCHERON : Qu'est-ce que cela veut dire ? Voilà que j'entends de nouveau des voix ! Qui est là ? MISERE : Moi. LE BUCHERON : Quelle drôle de petite voix ? Qui c'est "moi" ? MISERE : Moi, ta misère. Tu n'arrêtes pas de m'appeler ! LE BUCHERON : Ma misère ? Mais où es-tu ? Je t'entends bien mais je ne te vois pas. Montre toi. MISERE : Je suis là, dans le creux de l'arbre. Je veille sur toi. J'attends que l'arbre te tombe dessus et t'écrase. Hi, hi, hi ! (Dans l'arbre creux apparaît, comme à une fenêtre, une tête de vielle femme) LE BUCHERON (fait un bond pour s'écarter de l'arbre) : Alors, c'est ça ma misère ! Mais elle est toute petite, toute noiraude ! MISERE : Tu as raison grand-père. C'est la joie qui est éclatante. La misère est noire; pour être vrai, c'est vrai. LE BUCHERON : Et dis-moi, Misère, comment se fait-il que je ne t'ai jamais remarquée jusqu'à présent ? Je t'ai sur mon dos depuis ma jeunesse et pas une seule fois je ne t'ai aperçue. MISERE : Pourtant, je ne t'ai pas quitté d'une semelle tout ce temps là. Et j'ai aussi bien connu ton père, Kouzma Andronitch. Et avec ta brave mère, Euphrosie Evstighnévna, nous avons vécu la main dans la main, comme des soeurs jumelles. Toujours ensemble : pour laver le plancher, pour aller au marché... Et ton grand-père... Comment s'appelait-il déjà ? LE BUCHERON : Andron Potapovitch. MISERE : C'est cela, Andron Potapovitch ! Je me souviens bien de lui aussi. C'est moi qui l'ai écrasé sous la charrette, que Dieu ait son âme. Oui, j'ai beaucoup d'affection pour votre famille. Vous pensez à moi, vous parlez souvent de moi. C'est pour cela que je ne vous quitte pas. LE BUCHERON : Mille mercis pour l'attention. Mais dis-moi, Misère, comment pourrais-je te... je voulais dire "vous"... C'est à dire... enfin, bref, comment pourrais-je vous envoyer... promener ? Plus exactement, comment me débarrasser complètement de vous ? Pour qu'au moins mes derniers jours se passent loin de toi. Parce que, vois-tu, la vie est si courte et toi, Misère, tu es si noire ! MISERE : Oui, oui, je vois que tu ne m'aimes pas. Tu veux te défaire de moi. A vrai dire, moi aussi, j'en ai assez de tes grognements et de tes soupirs. J'ai envie de voir du pays, de fréquenter du beau monde, des marchands, des seigneurs. Et même, qui sait, avec un peu de chance je parviendrai peut-être jusqu'à la Cour. J'ai beau être en guenilles, je suis reçue dans les meilleures familles. Je vais te dire comment on se débarrasse de moi. LE BUCHERON : Dis-le, petite mère Misère, dis le vite ! Je prierai pour toi toute ma vie. MISERE : Ecoute bien, grand-père. On ne peut ni brûler sa Misère, ni la noyer, ni en faire cadeau. LE BUCHERON : Voilà bien l'ennui, on ne peut pas ! MISERE : Mais on peut la donner "par surcroît". LE BUCHERON : Quoi ? Comment ? Comment dis-tu ça ? MISERE : Par surcroît. Quand tu vendras quelque chose, tu n'auras qu'à dire : "Prends mon bien et ma misère par surcroît", et je deviendrai la propriété de l’acheteur. LE BUCHERON : "Prends mon bien et ma misère par surcroît". Tu te rends compte ! Fini de marcher pieds nus ! Je pourrai me faire faire des bottes en peau de chèvre, jeter ma hache dans un coin, me coucher sur un banc, engager un ouvrier, et puis même deux!.. Une vraie vie, quoi ! (Il regarde tout autour). Le malheur, c'est qu'ici à part les ours et les loups, il ne passe pas beaucoup d'acheteurs. Sinon, je me serais déjà débarrassé de toi. (On entend, un. coup de feu). Sûrement un chasseur en promenade, qui fait peur au gibier. (Arrive un chasseur) Bonjour l'ami. Alors, on a tiré beaucoup d'écureuils ? LE CHASSEUR : Tu vas me porter la guigne, imbécile ! Dis vite quelque chose pour conjurer le sort. Je commence seulement la chasse et toi, tu me parles de prise ! LE BUCHERON : Bon, bon, alors bonne chance ! Bonne chance ! LE CHASSEUR : Parti ! Que le diable t'emporte, espèce de vieux bavard ! LE BUCHERON : Tu ne voudrais pas m'acheter une hache, mon bon seigneur ? Une très belle hache, vraiment ! .. Il faut juste lui refaire un petit manche... LE CHASSEUR : Que veux-tu que je fasse d'une hache ? LE BUCHERON : D'une hache ? Que faire d'une hache ? Mais un homme sans hache est un homme sans bras ! Alors tu la prends ? LE CHASSEUR : Laisse-moi tranquille, je te dis. LE BUCHERON : Alors fais-moi plaisir, prends-moi cette cruche de cidre, du cidre tout frais. C'est ma nièce qui me l'a apporté. Elle vient juste de le sortir de la cave. Donne m'en juste un kopeck : bois-le, et qu'il te profite. Prends mon bien... (On entend un bruit dans les buissons). LE CHASSEUR : Tu vas lui faire peur ! Tais-toi donc vielle baderne ! (Il disparaît). LE BUCHERON : Baderne toi-même. Il n'a même pas dit au revoir. Ah misère, misère! MISERE : Qu'est-ce que tu veux encore ? LE BUCHERON : Je veux me défaire de toi ! Voilà ! Mais faut croire que ce n'est pas si facile. Attends, attends, on dirait quelqu'un. Il joue de la flûte. Ce doit être un berger. MISERE : Ça se peut bien. (Arrive le berger). LE BERGER : Tu n'as pas vu une vache, grand-père ? LE BUCHERON : Quelle vache ? LE BERGER : Une vache brune. LE BUCHERON : Non, je n'ai pas vu de vache brune. Tu ne veux pas m'acheter ma hache ? LE BERGER : Quelle hache ? LE BUCHERON : Celle-ci. LE BERGER : Non, je n'en ai pas besoin. LE BUCHERON : Alors, ma cruche de cidre frais ? LE BERGER : Qu'est ce qui te prend grand-père, d'ouvrir un commerce en pleine forêt? Tu ferais mieux d'aller au marché ! LE BUCHERON : C'est trop loin le marché, mon bon. Prends-moi au moins ce panier de champignons. Regarde comme ils sont beaux mes champignons, jeunes, bien fermes, tous de même taille. Prends mon bien... LE BERGER : Je peux ramasser des champignons moi-même : il y en a plein la forêt. (On entend le beuglement d'une vache). Mais on dirait ma Brunette. Voilà où tu es passée ! Ma Brunette ! Ma jolie ! Attends-moi ! Mais attends-moi donc ! (Il s'enfuit). LE BUCHERON : Voilà bien ma chance ! Il n'y a pas, quand on a la guigne sur son dos, on ne peut rien vendre, même pour un kopeck ; il y a toujours quelque chose : quand ce n'est pas un coq de bruyère, c'est une vache ! Et moi qui vendrais ma chemise, si je trouvais preneur. Ah misère, misère ! MISERE : Je suis là. Que me veux-tu encore? N'aies pas peur, je ne me sauverai pas. Pourquoi m'appelles-tu ? LE BUCHERON : Pour rien. Je ne t'appelle pas. Je pensais seulement, c'est venu comme ça, dans la conversation. Et toi, tu es restée des années sans piper mot et voilà que tu te mets à répondre chaque fois que je te cite. Fiche-moi la paix, espèce de vieillerie ! MISERE : Je t'ai dit, vends quelque chose, ne serait-ce qu'un fil, un clou, un poil de ta barbe ! LE BUCHERON : Et tu crois que c'est facile de vendre, alors que c'est toi même qui me portes la poisse, maudite engeance ! Si seulement tu pouvais t'endormir pour une heure, ou tourner au moins la tête pour ne pas regarder de mon côté. MISERE : Pourquoi pas ? Ça me ferait du bien une petite sieste. J'ai très mal dormi aujourd'hui. Même la nuit tu ne m'oublies pas. Tu soupires, tu m'appelles sans arrêt. Donne moi à qui tu veux, où tu veux, mais je t'en supplie ne me dérange pas s'il n'y a pas urgence ! Tu m'épuises à la fin ! (La Misère met la tête sur ses bras et s'endort). LE BUCHERON : C'est qu'elle s'est endormie pour de bon, cette maudite enragée. Voilà même qu'elle ronfle. (De la forêt sort un marchand. C'est un homme très corpulent, avec une casquette, une veste de toile neuve, des bottes à la dernière mode). LE MARCHAND (crie) : Hé, petit vieux, tu n'aurais pas une ficelle ? J'ai cassé le trait de mon harnais : il faudrait l'attacher. Je te paierai. LE BUCHERON : Si j'ai une ficelle ? Mais comment donc, honorable Seigneur ! Bien sûr que j'ai une ficelle. Ne parle pas si fort : j'ai là un petit enfant qui dort. LE MARCHAND : Un enfant ? Eh bien, qu'il dorme ! Donne vite ta ficelle et qu’on n'en parle plus. Tiens, voilà une pièce de trois kopecks. LE BUCHERON : (défait à la hâte la ficelle qui lui sert de ceinture et la donne au marchand). Prends mon bien (à mi-voix) et ma misère par surcroît. LE MARCHAND : Que dis-tu grand-père ? LE BUCHERON : Rien, mon Seigneur! Je parle de la misère, comme ça, en général. Mais, mais... Voilà que le manche de ma hache n'est plus fendu ! C'est de la magie ! Adieu, mon bon Seigneur ! Bonne chance ! (Il disparaît dans la forêt). LE MARCHAND : Bon, maintenant il faut que j'aille attacher le trait. Où donc est passée cette ficelle ? Volatilisée... disparue !.. Et je n'entends plus mes chevaux. Qu'est ce que ça veut dire ? Si je me souviens bien, je n'ai encore rien bu aujourd'hui et pourtant la tête me tourne et j'ai des bourdonnements dans les oreilles. Je ne sais même plus par où je suis arrivé. Pourvu que je ne me sois pas perdu !.. Hé, grand-père ! Grand-père ! (De la forêt sortent 3 brigands). 1er BRIGAND (de taille énorme, avec une grosse barbe) : Tu as fini de gueuler ? Il n'y a ici ni grand-père ni grand-mère. LE MARCHAND : Bonjour mon brave ! 1er BRIGAND : Salut, marchand ! Donne vite ta bourse, si tu tiens à la vie. LE MARCHAND : Je n'aime pas les plaisanteries, mon bon. Tu n'as pas vu mes chevaux ? 1er BRIGAND : Qui te parle de plaisanter ? Donne ta bourse, on te dit. Et puis, ne cherche pas tes chevaux, ils sont partis sans te demander ta permission. Ta Seigneurie va être obligée d'aller en ville à pied. LE MARCHAND : C'est bon, j'irai à pied. Adieu. (Il se tourne pour partir et se trouve nez à nez avec le 2ème brigand; il se tourne encore et se cogne au 3ème brigand). (Doucement, presque sans voix) Au secours ! A l'assassin ! Vous n'avez pas honte ! 1er BRIGAND : Pas de discours, s'il te plaît ! Ici tu n'es pas dans ta boutique. Donne tes pièces d'or et n'oublie pas celles en argent. LE MARCHAND : Tenez, bandits ! 3ème BRIGAND : Veux-tu être poli, barbichette ! 1er BRIGAND : Enlève tes bottes, ta veste aussi. LE MARCHAND : (Enlève ses bottes et sa veste et la met lui-même sur le brigand). Elle ne vous serre pas aux épaules ? On dirait qu'elle a été faite sur mesures pour vous. 1er BRIGAND : Donne ta montre. LE MARCHAND : (Donne sa montre). Ne perdez pas la clé. 1er BRIGAND : Tombe le gilet. La casquette... Pierrot, essaie-la. 2ème BRIGAND : Non, pas ma pointure. (Il passe la casquette au 3ème brigand). 3ème BRIGAND : Tout juste ! Merci infiniment ! (Il plante sur la tête du marchand son vieux chapeau). Adieu, barbichette. 1er BRIGAND : Salut ! Ne te fais pas de bile. (Les brigands s'en vont, emportant le panier de champignons et la cruche de cidre oubliés par le bûcheron). LE MARCHAND : (s'assied sur un tronc d'arbre et pleure). Facile à dire "ne te fais pas de bile". Les gredins, les canailles ! Ils m'ont ruiné; ils m'ont pillé; ils m'ont déshabillé ! Encore, s'ils ne m'avaient pris que la bourse !.. Mais les chevaux pur sang que je viens d'acheter ! Et ma charrette pleine de marchandises ! Je partais faire un gros bénéfice et voilà que je dois retourner en ville pieds nus ! Ah, quel malheur ! Ah misère ! MISERE (se réveille) : II me semble que j'ai un nouveau propriétaire. Et tout déguenillé encore. Que puis-je faire pour toi, ma colombe ? LE MARCHAND : Hein ? Qu'est ce que c'est ? Qui est là ?.. Ça doit être la peur. MISERE : Mais non, tu as bien entendu. C'est moi. LE MARCHAND (se lève) : A qui ai-je l'honneur? MISERE : Et qui es-tu, toi-même ? LE MARCHAND : Je suis marchand. MISERE : Un marchand ! Mais c'est très intéressant ça ! Moi, je suis ta misère. LE MARCHAND : Ma misère ! Pouce ! Pouce ! Disparais ! (Il veut s'enfuir). MISERE (rit) : Où vas-tu comme ça? Où cours-tu? Non ma colombe, on ne quitte pas sa misère en fuyant. LE MARCHAND : Je ne fuis absolument pas. Je voulais seulement faire un peu d'exercice. Et puis, c'est tellement nouveau pour moi. J'ai vécu toute ma vie sans toi et voilà que je te rencontre. Est-ce pour longtemps que tu t'es collée à moi ? MISERE : Comme tu es curieux ! Il n'y a même pas une heure que nous vivons ensemble et tu veux déjà savoir si c'est pour longtemps. LE MARCHAND : Ne te vexe pas, petite mère ! S'il ne tenait qu'à moi, je ne t'aurais pas quittée de toute ma vie. Nous aurions vécu main dans la main, amis comme beurre et tartine. Mais voilà... dans mes affaires tu ne serais pas à ta place. Juges-en toi-même, qu'est-ce qu'un marchand qui n'aurait pas de veine. MISERE : Tu as raison, les larmes et les soupirs, ça ne paie pas ! LE MARCHAND : Tu vois bien. Alors sois bonne, laisse-moi. Je te trouverai une gentille petite place où tu seras heureuse. Tu ne sauras pas comment me remercier. MISERE : Mais comme il est impatient, ce marchand ! Je n'aime pas les gens pressés. Tant pis, je vais te dire comment te débarrasser de moi. LE MARCHAND : Dis-le, ma toute bonne. Je te revaudrai ce service. MISERE : Alors écoute, vends quelque chose et dis en le faisant : "Prends mon bien et ma misère par surcroît". Je changerai aussitôt de propriétaire. LE MARCHAND : "Prends mon bien et ma misère par surcroît". Que Dieu te couvre de bienfaits pour ces bonnes paroles ! Voilà ce que j'appelle une conversation sérieuse. Ça fait plaisir d'avoir affaire à quelqu'un de sensé. Seulement, qu'est-ce que je pourrais vendre maintenant que ces bandits m'ont tout pris? (Il fouille les poches de son pantalon). Ils ne m'ont laissé qu'un silex et un briquet. MISERE : Bah, ne perds pas courage. Quelqu'un peut en avoir besoin. (On entend des voix et un bruit de branches cassées}. LE MARCHAND : Doux aïeux, voilà mes brigands qui reviennent ! C'est bien cela. Où pourrais-je me cacher ? Ah, misère, misère ! (Il se cache dans le creux d'un arbre). (Dans la clairière arrivent le Général, le Chef de la Garde et les gardes). LE GENERAL : Fouillez tous les buissons ! Et ouvrez bien l'œil ! On m'a signalé la présence de brigands dans ce coin. Alors qu'ils n'aillent pas faire un mauvais coup pendant que Sa Majesté le Tsar chasse par ici. (Il va s'asseoir sur une souche). LE CHEF DE LA GARDE : A vos ordres, Excellence ! Allons les gars, fouillez-moi cette forêt ! Et qu'on n'oublie aucun arbre, aucun buisson ! Allons plus vite que cela, fainéants ! (Les gardes se répandent dans la forêt. Pour montrer au Général qu'il fouille aussi, le Chef va regarder derrière quelques minuscules buissons où il n'y a manifestement rien, puis jette un coup d’œil dans le creux de l'arbre où est caché lé marchand. D'une voix éteinte) Excellence ! Excellence ! LE GENERAL : Hein ? Quoi ? LE CHEF : II y en a un là, Excellence, un bandit ! LE GENERAL : Arrêtez-le ! LE CHEF : Halte ! Ne bouge pas misérable ! LE MARCHAND : Ne me touche pas assassin ! LE CHEF : Par ici ! A l'aide ! Au secours ! LE MARCHAND : Ne crie pas ou je te tords le cou ! Je ne vais pas me laisser égorger comme un mouton. (Des gardes arrivent en courant. Le Général s'approche aussi). 1er GARDE (au 3ème) : Par la gauche ! Contourne-le par la gauche et moi par la droite. 2ème GARDE : Attaque-le par devant et moi je l'attaque par derrière ! LE MARCHAND : Ce n'est pas moi, c'est... Ecoutez braves gens, dans ma bêtise je vous ai pris pour des brigands. LE CHEF : Pas de discours, s'il te plaît ! Saisissez-le, les gars et tenez-le ferme ! LE MARCHAND : Ne vous donnez pas cette peine, braves gens; je sortirai moi-même. Et excusez mes paroles un peu rudes de tout à l'heure. C'est comme qui dirait un malentendu. Où dois-je me mettre ? LE CHEF (au Général) : Voyez, Excellence, quelle bête féroce était cachée tout près de nous. Il a failli m'étrangler, ce monstre. Regardez, Excellence, cette carrure de forçat, ces pieds nus d'égorgeur, cette face congestionnée de vampire. LE MARCHAND : Petit père ! Excellence ! C'est de peur que ma figure est rouge, en quelque sorte. Et pour les pieds nus je peux vous expliquer. Je suis marchand de la 1ère Guilde... LE CHEF : Tu es brigand de la 1ère Guilde, oui. LE GENERAL : Joli marchand, en effet : assis dans un arbre à vendre la mort aux passants ! Allez voir sa marchandise, honnêtes gens, par un beau clair de lune. LE MARCHAND : Excellence ! Seigneur Général ! Je ne suis pas un bandit, je vous le jure. Pour la carrure, c'est de naissance. Je veux dire, c'est dans la famille. On est tous un peu larges d'épaules chez les Potsélouév : maman, les frères et la petite soeur. On dit même chez nous... LE CHEF : Faut-il l'envoyer en ville, Excellence, ou le montrer à Sa Majesté ? LE GENERAL : On verra plus tard. Pour l'instant, cachez-le derrière les buissons et ne le lâchez pas du regard. Ou bien attachez-le à un arbre; mais veillez à ce que la corde soit solide. Ce n'est pas le moment de s'occuper de lui. Sa Majesté le Tsar et le Prince Etranger vont arriver d'une minute à l'autre. Il faut absolument trouver du gibier, je ne sais pas moi, un coq de bruyère, une perdrix... LE CHEF : Que Votre Excellence ne s'inquiète pas, tout est prêt. LE GENERAL : Qu'est-ce qui est prêt ? LE CHEF : Le gibier, Excellence, les coqs de bruyère, les perdrix, les gelinottes. Nous emportons toujours notre gibier à la chasse, pour ne pas trop chercher dans les bois. Vous permettez ? (Aux chasseurs) Disposez le gibier dans les arbres et les buissons et tâchez de vous souvenir où vous les avez mis. Allez, vite, au travail! Et j'ai encore mieux, Excellence. Il y a ici un homme qui sait imiter le coq de bruyère. Veuillez vous asseoir sur cette souche. Ohé! Terenti Fédotitch! (Apparaît un homme d'âge moyen, avec une joue bandée). Salue son Excellence et montre-lui ce que tu sais faire. (L'homme imite le cri du coq de bruyère). LE GENERAL : Bravo ! Magnifique ! On dirait un vrai coq de bruyère ! Où a-t-il appris ? LE CHEF : Je n'en sais fichtre rien. LE GENERAL : Comment ? LE CHEF : Je veux dire, je l'ignore, Excellence. LE GENERAL : Qui t'a initié à cet art, mon ami ? L'HOMME APPEAU : Mon père, Excellence; que Dieu ait son âme ! LE GENERAL : Et qui l'a enseigné à ton père ? L'HOMME : Mon grand-père, Excellence; que Dieu ait son âme ! LE GENERAL : Et qui l'a appris à ton grand-père ? L'HOMME : Eux-mêmes. LE GENERAL : Qui ça, "eux-mêmes" ? L'HOMME : Les coqs de bruyère. (Musique) LE GENERAL : Sa Majesté! LE MARCHAND (derrière un buisson) Braves gens ! Seigneurs ! Pitié ! Laissez-moi partir ! LE CHEF : Tais-toi, misérable vermine ou je te fais avaler toutes tes dents ! (Des gardes et des chasseurs arrivent en courant). 1er CHASSEUR : Sa Majesté le Tsar ! 2ème CHASSEUR : Les oiseaux sont attachés, Votre Excellence ! LE GENERAL : Bien, bien, parfait. 1er GARDE : Sa Majesté le Tsar ! 2ème GARDE : Sa Majesté le Tsar ! Des VOIX : Sa Majesté le Tsar ! (Arrivent le Tsar Dormidon, le Prince Etranger et les gens de la suite). TOUS : Hourra ! Hourra ! LE TSAR : Bonjour mes amis. LA GARDE : Longue vie à notre Tsar bien-aimé ! LE TSAR (chantonne) : Le Tsar, dans le bois va chasser. La perdrix, sur une branche s'est posée. Mes braves zélés veneurs, gardez la perdrix, Gardez la perdrix pour mon brave fusil. Je ne veux pas aller plus loin. J'ai faim. Y a-t-il du gibier par ici ? LE GENERAL : Comment donc, Majesté, la forêt en est pleine ! Tenez, là-bas vous entendez un coq de bruyère, et ici il y a une perdrix. Veuillez porter votre honorable attention sur cette petite branche. Un peu plus à droite. Non, non, un peu plus à gauche. Veuillez tirer, Majesté. (Le Tsar appuie sur la gâchette. Immédiatement) Un coup merveilleux ! LE TSAR : Non, raté. Dites-moi, l'oiseau est-il toujours sur la branche, ou bien est-il parti ? LE GENERAL : II y est toujours, Majesté. La peur l'a cloué sur place. LE TSAR : La peur ? Ah, tant mieux, tant mieux. Essayons encore une fois. (Il tire) II est toujours là ? LE GENERAL : Jamais de la vie, Majesté ! Il est tombé raide. Vous l'avez touché en plein coeur. TOUS : Hourra ! Hourra ! LE CHEF (apporte au Tsar la perdrix abattue). J'ai l'immense honneur de féliciter Votre Majesté. Une perdrix superbe, jeune et bien dodue. LE TSAR : Et dire que je n'ai pas tenu un fusil depuis dix ans ! Le temps nous manque toujours, à nous autres, pauvres monarques. (Au Prince Etranger) Et vous, mon cher gendre, vous n'avez pas envie de vous amuser ? (Le Prince s'incline en silence). Apportez un fusil à son Altesse. (Le Général donne un fusil au Prince; celui-ci s'incline de nouveau). Quelque chose qui ne va pas, petit ? Prends donc le fusil, amuse-toi un peu ! LE PRINCE : Verzeihung ! Ich pas comprendre. LE TSAR : Et qu'y a-t-il de compliqué à comprendre ? Appuie sur la gâchette, et c'est tout. Pif-paf ! Boum-boum ! LE PRINCE : Ah so ! Schissen ! Sehr gut. Pif-paf ! Boum-boum ! Danke schöhn ! (Il prend le fusil et regarde autour de lui). LE GENERAL : Daignez regarder ce bouleau, Altesse. On dirait qu'il y a là un oiseau. C'est un coq de bruyère, je crois... D'ailleurs vous l'entendez qui crie. LE PRINCE : Kikri ? LE GENERAL : Oui. C'est le coq qui crie. LE PRINCE : Ah so ! Un kokikri. (Il vise). LE TSAR (au Chef de la Garde) Dis donc, recule ta grosse tête, sinon c'est sur toi qu'il va tirer. (Le Chef fait un bond de côté. Le Prince tire). LE GENERAL : Bravo Altesse! Mouche du premier coup ! LE PRINCE : Pourquoi kokikri pas tombé ? LE TSAR (à un chasseur) : Va voir ce qui lui arrive. (Le chasseur va prendre le coq et le passe au Général qui le passe au Prince). LE PRINCE : Kaput das Kokikri ! LE GENERAL : Mes compliments, Altesse. Une pièce magnifique ! LE PRINCE : Danke schöhn. Très joli petit oiseau. Mais Herr Général, pourquoi il a une ficelle ? LE GENERAL : Quelle ficelle, Altesse ? LE PRINCE : Ici, sur les deux pieds. LE CHEF (doucement) : Nom d'un chien, j'ai oublié d'enlever la ficelle ! LE GENERAL : Je l'ignore, votre Altesse. Ce doit être une race spéciale. LE PRINCE : Très bizarre, la race ! LE TSAR : Pourquoi bizarre ? Je me souviens, un jour, j'ai moi-même abattu un sanglier qui avait les pieds liés. Cela ne nous a pas empêchés de le rôtir et de le manger. Il était délicieux. Et maintenant aussi, nous allons bien casser la croûte, mon gendre. Nous avons largement gagné notre déjeuner aujourd'hui. On va rapporter ton coq de bruyère à Anfissa... LE PRINCE : Ja, ja, Anfiss... LE TSAR : ... et on rôtira ma perdrix sur des charbons dans sa propre graisse. Tu vas voir, on va s'en lécher les doigts. (Il sonne du cor). La chasse est terminée. Général, fais allumer le feu. LE GENERAL : A vos ordres, Majesté (II transmet l'ordre au Chef de la Garde). LE TSAR : Sénateur Kassian Vissokosny, passe-nous la bouteille. (Au Prince) Ce petit vin là, tu m'en diras des nouvelles. C'est mon grand-père lui-même qui l'a mis en fûts. Et c'était un connaisseur. (Il claque de la langue). LE PRINCE : Oh ja ! je comprends. (Ils boivent). LE TSAR (au Général) : Alors ce feu, pourquoi ne l'allume-t-on pas ? LE GENERAL : Je suis un âne bâté, Votre Majesté. Voilà quarante ans que je sers mon souverain avec zèle et fidélité, et pas une faute, pas une négligence ! Que Votre Majesté daigne pardonner une faiblesse bien involontaire, réellement. Je n'avais pas prévu de feu. Je n'en ai pas apporté. LE TSAR : Et quel besoin de l'apporter avec nous ? La forêt est pleine de branches : il n'y a qu'à les ramasser. LE GENERAL : Je veux dire, je n'ai pas apporté de briquet, de silex. LE TSAR : Tu n'es qu'un imbécile, Général ! Je t'ai dit que nous allions à la chasse. Tu pouvais bien penser que nous aurions besoin de feu pour rôtir notre gibier. LE GENERAL : Nous n'avons pas le droit de penser en présence de nos supérieurs, aussi ne l'ai-je pas fait. LE TSAR : Ne discute pas, s'il te plaît ! Trouve-moi du feu où tu voudras. Je veux manger, tu comprends, miam-miam. Dis-moi, mon petit gendre, tu n'aurais pas de ces... comment les appelez vous à l'étranger... des allumettes ? LE PRINCE : Verzeihung, Majesté, dans nos costumes, il n'y a pas de poches. LE TSAR : C'est ce que je vois. Et j'ajouterai même que vous n'avez pas de culotte, rien que des bas jusqu'à la ceinture. Pouah ! Alors qu'est ce qu'on fait ? Général ? Nous ne pouvons tout de même pas manger cette perdrix toute crue ? LE GENERAL : Jamais de la vie, Majesté ! Nous allons prendre la poudre d'un fusil et tirer dessus avec un autre. Ça donnera peut-être du feu... LA VOIX DU MARCHAND (derrière les buissons) : Majesté bien-aimée ! Tsar vénérable ! J'ai du feu ! Faites-moi l'obligeance de vous en servir. LE TSAR : Qui est-ce qui gueule là-bas? LE GENERAL : Un brigand. Majesté. LE TSAR : Quel brigand ? LE GENERAL : Un brigand ordinaire, Majesté, un assassin. Nous l'avons pris ici, dans la forêt. Nous voulions le montrer à Votre Majesté, mais nous n'avons pas encore eu le temps. LA VOIX DU MARCHAND : Pitié, Tsar généreux ! Je ne suis pas un assassin, je suis un marchand. Ordonnez qu'on me présente devant votre auguste visage. TSAR : Qu'on le présente devant mon auguste visage. LE GENERAL : A vos ordres, Majesté. (On amène le Marchand, qui tombe à genoux devant le Tsar). LE MARCHAND : Je demande justice, ô Monarque infaillible. On m'a fait du tort, on m'a calomnié ! LE TSAR : Tu as tué quelqu'un ou l'as-tu seulement dévalisé ? LE MARCHAND : Ni l'un ni l'autre, Tsar sublime. C'est moi que l'on a dévalisé. On a même failli m'assassiner. Je suis un marchand de la 1ère Guilde, Silouian Potsélouév. Je fournis votre respectable Cour en passementerie pour les laquais. LE TSAR : En passementerie ? Hum ! Alors pourquoi l'as-tu calomnié, Général ? Si c'est un marchand il faut le laisser à son commerce. LE GENERAL : Drôle de commerce, Majesté ! A-t-on besoin de grimper dans un arbre pour vendre de la passementerie ? C'est un vrai hors-la-loi, Majesté, je vous assure. Nous l'avons trouvé ici juste avant votre arrivée, Majesté. Il était caché dans un arbre creux. LE CHEF et LE GENERAL (en même temps) : II était dans cet arbre. Il préparait un attentat ! LE TSAR : Silence ! Combien de fois faut-il vous dire de ne pas crier en même temps. Faites votre rapport les uns après les autres. A-t-on trouvé sur lui des armes blanches ou à feu? LE MARCHAND : A feu, Tsar incomparable ! A feu, un silex, un vrai silex. Veuillez, s'il vous plaît, l'accepter. LE TSAR : Mais cela tombe à pic. Nous allons enfin rôtir notre perdrix. Donne vite ton silex. Voilà en échange un demi-rouble en or. Une aide opportune vaut mieux qu'une fortune. LE MARCHAND (s'incline jusqu'à terre, puis tend le silex au Tsar) : Prends mon bien, (à mi-voix) et ma misère par surcroît, Tsar admirable. LE TSAR : Quoi ? Qu'est ce qu'il a dit ? LE MARCHAND : Rien, rien du tout, noble Souverain. Je pensais comme ça à ma misère. Je me disais que la misère a du bon quand on la laisse derrière soi. Je n'oublierai jamais votre généreux bienfait. LE TSAR : C'est bon, c'est bon, va. Et ne te promène pas pieds nus dans la forêt, si tu es marchand. (On entend un carillon de clochettes). LE MARCHAND : Doux Seigneur ! On dirait mes chevaux ! C'est bien leur carillon. Elles sont revenues, mes colombes! (Il sort en courant). LE TSAR : Je me sens triste tout à coup. Cette histoire de marchand m'a donné le cafard. Je n'ai même plus envie de manger. Je m'ennuie. Ah misère, misère ! MISERE (sort du tronc d'arbre) : Qui m'appelle ? C'est le Tsar en personne ! Bonjour ! Bonjour, chère Majesté ! Il n'y a pas, ça fait plaisir d'être intime avec une personne de qualité. LE TSAR : Qui parle ici? (Devant l'air incrédule du Chef) Je te dis qu'on a parlé. LE CHEF (fouille les buissons). Il n'y a personne, Majesté. C'est sans doute un moineau qui gazouille. MISERE (riant) : Ha, ha, ha, un moineau avec des dents de loup. LE TSAR : Je suis de plus en plus triste. Le ciel aussi s'est assombri. Il va pleuvoir d'un moment à l'autre. Qu'est-ce que je disais, voilà les premières gouttes ! Mais c'est qu'il pleut pour de bon ! Rentrons vite au palais. Nous déjeunerons là-bas. Où courez-vous donc tous ? Prenez ma perdrix, au moins ! (Averse. Au fond de la scène, derrière les arbres, se couvrant la tête avec ce qui a pu leur tomber sous la main, passent en courant le Prince Etranger, le Sénateur, le Général, le Chef de la Garde, etc. En dernier arrive le Tsar sur son cheval. Derrière lui, en croupe s'est tapie la Misère).
RIDEAU |
ACTE II
(L'appartement du Tsar Dormidon. Le Tsar sommeille sur un poêle russe. A côté de lui se tient une estafette. Silence. Une grosse pendule se met à ronfler, à cracher, à souffler, puis sonne sourdement). LE TSAR : (compte) ...9, 10, 11, 12, 13. Ça alors ! J'ai compté 13 coups. Dis, estafette, combien de coup a-t-elle sonné ? L'ESTAFETTE : 13 coups, Majesté. Pourtant, si je puis me permettre de le faire remarquer à Votre Majesté, les aiguilles marquent 10 heures. LE TSAR : Qu'est ce que cela veut dire ? L'ESTAFETTE : Je l'ignore, Majesté. De deux choses l'une : ou les aiguilles se trompent ou la sonnerie a perdu le nord. LE TSAR : Bien sûr. Mais comment faire ? D'après la sonnerie j'ai trop dormi et d'après les aiguilles pas assez. Tant pis, va pour 13. Appelle le Chef de Notre Vénérable Garde. Aujourd'hui nous partons chasser le lièvre. L'ESTAFETTE : Inutile d'appeler. Majesté, il attend toujours derrière la porte (II ouvre la porte). LE CHEF (hurle de toutes ses forces) Longue vie au Tsar ! LE TSAR : Bonté divine, tu m'as fait peur ! Un jour tu me feras mourir avec ton "longue vie". LE CHEF : Vous avez bien dormi, Majesté ? LE TSAR : Ne m'en parle pas. Toute la nuit j'ai rêvé soit d'incendie, soit d'inondations. Ça doit avoir un sens. Dis, estafette, passe-moi "La Clef des Songes". On va voir ce qu'ils racontent. L'ESTAFETTE : Tout de suite, Majesté. (Il donne au Tsar un gros livre). LE TSAR : G... H... I... "Incendie égale inondation". Et l'inondation ? "Inondation égale incendie". C'est bien expliqué ! Merci pour le renseignement ! (Il jette le livre). Fais plutôt seller mon cheval. LE CHEF : A vos ordres, Majesté ! Lequel voulez-vous ? LE TSAR : Tu ne le sais pas, non ? Le gris pommelé, comme d'habitude. Eh bien, qu'attends-tu ? LE CHEF : Veuillez m'excuser, Majesté, mais le gris pommelé boite. LE TSAR : Ne dis pas de bêtises, je l'ai monté encore hier à la chasse. LE CHEF : Justement, Majesté, c'est depuis la chasse qu'il boite. LE TSAR : De quel pied ? LE CHEF : De tous les quatre. LE TSAR : Ah, voilà bien de l'ennui ! Envoyez lui notre meilleur remède et puis, je ne sais pas moi, un médecin. Alors sellez-moi le bai. LE CHEF : A vos ordres, Majesté, le bai. LE TSAR : Quel temps fait-il aujourd'hui ? LE CHEF : Mauvais, Majesté. Il pleut à seaux depuis le matin. Pour l'instant il y a comme une éclaircie. Tenez, on dirait que voilà même le soleil. (Tonnerre. Averse). LE TSAR : Oui, oui, c'est ce que je vois. Ah, chienne de vie ! Ce n'était vraiment pas la peine de me réveiller. J'aurais dû me fier aux aiguilles. LE CHEF : Alors, Majesté, faut-il seller le bai ? LE TSAR : Va-t-en au diable! (Le Chef de la Garde s'en va. Un silence. Puis fracas. C'est un grand portrait qui tombe du mur. Le coin du cadre, très lourd, manque d'accrocher l'Estafette qui fait un bond de côté). L'ESTAFETTE : Aïe! LE TSAR (lève la tête) : Qu'est-ce qu'il y a encore ? L'ESTAFETTE : Ne vous inquiétez pas, Majesté : c'est votre honorable père qui est tombé du mur. LE TSAR : Qu'est-ce qui lui prend au vieux ? Voilà quarante ans qu'il est accroché au mur et il n'en était jamais tombé. Hier il y a déjà eu la même chose avec le grand-père. Ça me donne des idées tristes. Quand les ancêtres tombent il faut faire attention à ne pas dégringoler avec eux. (A la place du portrait, dans le mur, apparaît la Misère). Oh, regarde vite! Ça alors ! On dirait que le portrait est revenu à sa place ! Mais maintenant ce n'est plus papa, c'est maman. Non, pas maman, grand-mère, paix à son âme. Voilà que j'ai des hallucinations ! Ah misère, misère ! MISERE : Je suis là mon bon Tsar ! Je suis là ! (Elle se cache). LE TSAR : C'est toi, Anfissa ? (Anfissa apparaît à la porte de sa chambre). ANFISSA : Qui voulez-vous que ce soit? Cela fait une heure que je frappe et que je vous appelle. A la fin je me disais : il s'est peut-être asphyxié, ou bien il a eu une congestion. LE TSAR : Fiche-moi la paix ! C'est toi qui me feras avoir une congestion. ANFISSA (va l'embrasser) : Bonjour mon petit papa. Vous n'êtes guère aimable ce matin. LE TSAR : Quelle raison aurais-je d'être aimable? Il n'y a même pas de soleil pour se promener. Ça me donne des envies de vomir. J'ai dû prendre froid hier à la chasse. Oh, la, la, que je suis malade ! ANFISSA : Vous vous faites trop de soucis, mon petit papa. N'y pensez plus et laissez-moi peigner vos cheveux et votre barbe. Vous ne vous êtes pas coiffé aujourd'hui. LE TSAR : A quoi ça sert de se coiffer? Sur les portraits et les médailles je serai beau de toute façon et pour toi je suis assez bien comme ça. Ne me chatouille pas ! Doucement, tu m'arraches mes derniers poils ! ANFISSA (démêle ses cheveux) : Mais oui, mon petit papa, doucement, tout doucement. Tu sais, mon petit papa, j'ai une nouvelle extraordinaire. LE TSAR : Je les connais tes nouvelles extraordinaires. Un marchand t'a montré une babiole et te voilà toute retournée. ANFISSA : C'est qu'il y a de quoi, mon petit papa ! Aujourd'hui des marchands étrangers ont amené un coffret à ouvrage qui vient des Indes; il est tout en ivoire et tout sculpté. LE TSAR : Et alors, tu n'as jamais vu d'ivoire ? Tu as tout un nécessaire en ivoire et pas seulement un stupide petit coffret ! ANFISSA : Justement, c'est qu'il n'est pas du tout stupide. A l'intérieur du couvercle il y a un miroir merveilleux. LE TSAR : Tu n'as plus assez de miroirs maintenant ! ANFISSA : Dans ce miroir, je me vois belle comme une rose. On passerait sa vie à me regarder. LE TSAR : Belle, toi ? Mais ma pauvre enfant, c'est à moi que tu ressembles, à moi et à ta grand-mère qui faisait peur même aux chevaux, que Dieu ait son âme. ANFISSA : Regardez-moi dans ce miroir et vous verrez. Mon petit papa chéri, achetez-moi ce coffret. Sinon, j'en ferai une maladie. C'est sûr. J'en mourrai, même ! LE TSAR : Bon, bon, mais après tu me laisses tranquille. Estafette, va me chercher le Trésorier, vite. L'ESTAFETTE : A vos ordres, Majesté. ANFISSA : Le Trésorier, vite. L'ESTAFETTE : A vos ordres, Altesse. (Il sort). LE TSAR : Ah misère, misère! MISERE : Je suis là, mon petit père, je ne te quitte pas. LE TSAR : C'est toi qui parles, Anfissa? ANFISSA : Non, je n'ai rien dit. Ce doit être la porte. LE TRESORIER (sur le pas de la porte) : Puis-je me permettre de me présenter devant Votre auguste Majesté ? LE TSAR (met sa couronne) : Trésorier, tu peux entrer. LE TRESORIER (entre) : Mes hommages, Majesté. Mes hommages, Altesse. Vous avez daigné me faire appeler ? LE TSAR : Oh, juste pour une bricole, mon ami. Achète donc chez les marchands étrangers, un petit joujou pour la Princesse, un coffret qui vient des Indes. ANFISSA : Avec un miroir. LE TRESORIER : A vos ordres, Altesse, avec un miroir. Où dois-je prendre l'argent ? LE TSAR : Ne pose pas de questions stupides ! Dans ma trésorerie impériale personnelle, évidemment. LE TRESORIER : A vos ordres, Majesté. L'ennui, c'est qu'à ma grande affliction votre trésorerie impériale personnelle, à l'heure actuelle, est complètement vide. LE TSAR : Tu radotes, abruti ! C'est impossible ! Où as-tu vu qu'une trésorerie impériale personnelle soit vide ? ANFISSA : Comment oses-tu parler comme ça à papa ? Vide, la trésorerie ? C'est ta tête qui est vide, crétin ! Le Tsar t'a dit : achète, tu dois acheter. LE TRESORIER : A vos ordres, Altesse, je dois acheter. Mais il n'y a plus d'argent. LE TSAR : Ne répète pas toujours la même chose, bon sang, ou je te fais pendre ! LE TRESORIER : A vos ordres. Majesté, faites-moi pendre. Seulement ça ne remplira pas vos coffres. LE TSAR : Hors d'ici, vaurien ! LE TRESORIER : A vos ordres, Majesté. LE TSAR : Imbécile ! LE TRESORIER : Pour sûr que je suis un imbécile de veiller sur des coffres vides. Mes respects, Majesté (il sort). ANFISSA : Et mon coffret à miroir, Papa ? LE TSAR : Toi !.. La paix ! S'agit bien de miroirs ! Tu te rends compte de la tuile qui nous tombe du ciel ? MISERE : Attends mon bien-aimé, ce n'est qu'un premier cadeau. LE TSAR : Qui parle ici? (Entre le Prince Etranger). Bonjour, Prince, tiens, assieds-toi. As-tu bien dormi? LE PRINCE : Pas du tout dormi. (Il salue le Tsar) Auf Wiedersehen, Majesté. Au revoir. LE TSAR : Ce n'est pas poli de dire au revoir avant d'avoir dit bonjour. Où vas-tu comme ça? LE PRINCE : Sur mon Principauté. Aujourd'hui soir. ANFISSA : Aujourd'hui ? Pourquoi ne me l'avez-vous pas dit plus tôt ? Je n'aurai jamais le temps de me préparer si vite. LE PRINCE : Je pars sans vous, Madame. ANEISSA : Mais il veut m'abandonner ! Papa, défendez-moi ! Faites quelque chose ! LE TSAR : Attends, Anfissa, ne crie pas, tu me fatigues. Et toi, explique-moi ce que veut dire "sans vous, Madame". Allons petit, qu'est ce qu'il y a qui ne va pas ? LE PRINCE : Oh, tout va très bien. (Comme un moulin a paroles) Ich bin sehr zufrieden. Donnerweter ! Ein vunderbares Leben ! Man stirbt von Hunger. Schon zwei Wochen hat man kein Wein am Tisch gesehen. Verwunscht ! Mein Pferd hat nichts zu essen, und meine Knechte noch weniger. Man hat meinen Schwert verkauft. Oh ja, es ist alles in Ordnung, ganz in Ordnung ! Geht doch alle zum Teufel ! LE TSAR : Et en français, ça donne quoi ? LE PRINCE : Allez cuire vos pommes de terre chez Satan. LE TSAR : Tu as entendu ? On se demande où il a appris une expression pareille ! LE PRINCE : Oui, allez tous au diable ! Deux, trois jours pas de vin à la table. Mon cheval dans la écurie veut manger. Hier, on a vendu ma épée de famille. Bientôt je serai marcher pieds nus. (D'une voix tremblante) Auf Wiedersehen, Madame ! Est finie la comédie. Adieu, Majesté ! LE TSAR : Oh mais ne t'échauffe pas comme ça ! Si tu es tellement pressé d'aller au diable, vas-y ! Et bonne route ! ANFISSA : Papa, et moi alors ? Johan-Fritz ! Johanchen ! Fritzchen ! Jeannot ! Fri-Fri ! (Elle pleure). LE TSAR : Ne pleure pas, ma fille. Laisse-le aller où bon lui semble. Ce n'est qu'un ingrat, un sans-coeur. (Il se met à pleurer) Demain, je déclarerai la guerre à son père, le roi de Niederschwanzbergzollern. Je fais prisonnier ton Jeannot et je le fais jeter à tes pieds, avec une corde au cou ! LE PRINCE : Mon Papa, le roi de Niederschwanzbergzollern vous a déjà déclaré la guerre. (Tout le monde pleure. La Misère rit) LE PRINCE (en sortant) Donnerwetter! (Il claque la porte). ANFISSA (en tarmes) Papa, pourquoi avez-vous chassé mon époux ? LE TSAR : Comment chassé ? Il est parti tout seul. ANFISSA : Forcément, vous l'insultiez ! LE TSAR : C'est lui qui m'a insulté. Il m'a envoyé faire cuire mes pommes de terre chez Satan. ANFISSA : On vous insulte parce que votre trésorerie est vide ! LE TSAR : Mais tu es folle, ma fille ! Quelle mouche te pique ? Si c'est comme ça, va-t-en ! ANFISSA : Oui, je m'en irai ! Justement, ma tante, la reine Radotinskaya, m'invite depuis longtemps. Chez elle, au moins, je vivrai dans l'opulence et les honneurs ! Et vous, je ne vous connais plus. (Elle tape du pied et sort). LE TSAR (pensif et triste, fait les cent pas dans la pièce, puis comme un ivrogne qui boit pour se consoler, va chercher sous le trône une trompette dont il joue, et se met à chanter) : Sonne, sonne ma trompette mélodieuse; Dieu, que ma vie est bête, ennuyeuse. (Entre le Général) LE GENERAL : Puis-je informer Votre Majesté ?.. LE TSAR : Plus tard, plus tard ! Tu vois bien que le Tsar est occupé ! LE GENERAL : Oh, je ne suis pas pressé, Majesté ! (Il sort) LE TSAR (chante) : Mon bonheur s'est envolé Et ma joie n'a pas duré. Où vous ai-je donc égarés, Dans quel champ, dans quelle forêt? (Il laisse tomber la trompette et réfléchit). Ah, que je suis triste ! (Le Général revient) Alors, que se passe-t-il ? LE GENERAL : On nous a déclaré la guerre, Majesté. LE TSAR : Je sais, le roi de Niederschwanzbergzollern. LE GENERAL : Nullement, Majesté ! Le Duc Bouillonsky, le Roi Sardinsky et le Prince Parmesanski. LE TSAR : Ça alors ! Et qu'est-ce qu'ils veulent ? LE GENERAL : Comme d'habitude, Majesté, conquérir votre royaume. LE TSAR : Qu'ils osent essayer ! LE GENERAL : Ils essaient déjà. Il n'y a plus qu'à bien se tenir. LE TSAR : Et toi, qu'est-ce que tu attends ? LE GENERAL : J'attends de voir ce qui va se passer. Permettez-moi de vous rappeler, Majesté, que depuis trois mois je n'ai pas touché ma solde. LE TSAR : Et qui va payer un bon à rien comme toi ? LE GENERAL : Celui qui a de l'argent, Majesté. Il y a longtemps que le Roi Sardinsky m'appelle à son service. LE TSAR : Alors tu vas parjurer ton serment ! LE GENERAL : Le Roi Sardinsky va m'en faire prêter un autre, et plus solide que le vôtre. LE TSAR : Je te ferai fouetter, gredin, fripouille, je te fusillerai et je te pendrai ! Je vais dire à mes gardes de te bastonner, matamore ! Gardes !.. Gardes !.. A moi !.. A l'aide !.. LE GENERAL (avec un petit rire) : Oh, mais vous allez me faire peur, Majesté ! Gardes ! Ha, ha ! Mais il n'y a belle lurette que vous n'en avez plus, de gardes. Il vous reste tout au plus un soldat, en sentinelle derrière cette porte. Et encore, je me demande s'il n'est pas déjà parti. Quant à moi, j'ai l'honneur de vous saluer. Adieu, Majesté, Bonne chance ! (Il sort). LE TSAR : Partis ! Ils sont tous partis. On m'a laissé tout seul. (Il frappe à une porte latérale) Amélie Ivanovna, faites au moins servir le thé, ma toute bonne. Partie, elle aussi. Que faire, mon Dieu, que faire ? Que vais-je devenir ? (Il va dans le coin à côté du poêle, enlève la cheminée du samovar, et, se brûlant les mains, le traîne Jusqu'à la table. Il l'installe, se fait du thé et boit). Oh, la, la, la, la, la, la ! Que c'est désert le palais ! Quel silence ! On entendrait respirer une souris. Ah misère, misère ! MISERE : Hein ? LE TSAR : Qui est là ? MISERE : Moi. LE TSAR : Qui es-tu ? MISERE : Ta misère, voyons ! LE TSAR : Ah bon ! (Il regarde dans tous les coins) Et où es-tu ? MISERE (sortant du mur) Ici. Je suis toujours avec toi. Depuis hier. Offre-moi du thé. Je suis gelée. (Elle s'assied à côté du Tsar). LE TSAR (recule prudemment) Sers-toi, je t'en prie. Pour l'instant, ce n'est pas encore ce qui me manque. Seulement je n'ai pas de sucre. MISERE : Ça ne fait rien, j'aime ce qui est amer. LE TSAR : Dis, Misère, comment se fait-il que tu sois arrivée jusqu'à moi ? Qui t'a laissée entrer dans le palais? MISERE : Personne, mon coeur, c'est toi qui m'as ramenée de la chasse. LE TSAR : Et qu'as-tu besoin de moi, Misère? Je ne suis bon à rien. Plus de trésor, plus d'armée, plus de fille ! Je suis seul (il pleure), seul et perdu comme la lune dans le ciel. Avec toi ma vie est fichue et avec moi la tienne sera bien désagréable. MISERE : C'est, ma foi, vrai. Tu n'es plus rien. Tes affaires vont plutôt mal; les miennes pas beaucoup mieux, d'ailleurs. Avec quoi vas-tu me nourrir ? Sais-tu au moins couper du bois, faucher de l'herbe, porter de l'eau. LE TSAR : Ce n'était pas prévu dans mes études; on ne me l'a pas appris. MISERE : C'est bien ma veine ! (Elle pousse sa tasse vide à côté du Tsar. Sans dire mot, celui-ci sort de sa poche une bouteille et remplit la tasse à ras bords. La misère boit, claque de la langue et se met à chanter) : Je suis née modestement, Orpheline curieuse. Mise au monde, non par maman | bis Mais par une gueuse. |
LE TSAR (chante d'abord le bis avec la Misère, puis enchaîne tout seul) : J'ai voulu finir ma vie, Me noyer, me pendre. Mais la mer est froide ici Et la corde pas tendre. Alors, petite mère, on boit un coup ? MISERE : Pourquoi pas ? Je fais généralement bon ménage avec le vin. (Ils boivent. La Misère se met à danser. Le Tsar la suit). MISERE (chante) : Le bonheur est bien caché. Moi, je suis moins discrète. J'fais valser, sauter, chanter; C'est toujours ma fête. Ouf, je suis fatiguée ! Et toi aussi, petit père, tu m'as l'air à bout de souffle. Bon, je vois qu'il faut que je me cherche une autre place. LE TSAR : Cherche, cherche vite, ma brave petite. Et si tu ne trouves pas retournes d'où tu viens. Je ne t'ai pas appelée. MISERE : Personne ne m'appelle. Tout le monde essaie de me mettre à la porte. Mais on ne me chasse pas, moi. LE TSAR : Alors, comment se débarrasser de toi, pot de colle ? MISERE : Rien de plus simple. (A mi-voix) Vends quelque chose et donne-moi en supplément. Tu diras : "Prends mon bien et ma misère par surcroît". C'est tout. LE TSAR : "Prends mon bien et ma misère par surcroît". C'est tout. Dans ce cas, tu vas voir comme je vais t'expédier en vitesse ! Hé ! Estafette, appelle-moi... Nom d'un chien, l'estafette aussi est partie. Toujours prompts à courir, ces zèbres-là. Quelle saloperie de misère ! Oh pardon ! C'était sans intention. Qui pourrais-je bien appeler ? Mais j'oubliais, je dois avoir un soldat en sentinelle derrière la porte. Pourvu qu'il ne soit pas parti ! Hep, Soldat ! (Silence) Solda-a-a-t ! LE SOLDAT (derrière la porte, frappe le plancher avec la crosse de son fusil) : Longue vie au Tsar ! LE TSAR : Ouf, il est là ! Dieu merci, il reste au moins une personne honnête ! Qu'il vienne vite, je vais lui faire voir qui je suis ! (A mi-voix) Et toi, va-t-en, cache toi derrière la porte ! (La Misère se cache) Viens ici, Soldat. LE SOLDAT : A vos ordres, Majesté. (Il entre). LE TSAR : Comment t'appelles-tu, mon ami ? LE SOLDAT : Tarabanov, Majesté, Ivan par mon baptême. LE TSAR : Alors voilà, Tarabanov Ivan... Attends, donne-moi ton fusil, que je le range dans un coin. Seigneur, que c'est lourd les engins qu'on vous donne; on a mal aux bras rien que de les soulever. Dis-moi, mon gentil Soldat, as-tu de l'argent ? LE SOLDAT (étonné) : Comment peut-on vivre sans argent ? Bien sûr que j'en ai ! LE TSAR : Combien, par exemple? LE SOLDAT: 5 pièces d'un kopeck, Majesté, plus encore une demi-pièce. LE TSAR : Mais tu es riche ! Ecoute, Vania, achète-moi cette bague. LE SOLDAT (souriant) : Vous plaisantez, Majesté. Comme ça elle ne vaudrait que 5 kopecks votre bague ? LE TSAR : Avec la demi-pièce ça fera l'affaire. Je te la cède pour pas cher, en récompense de ton service fidèle. A un autre que toi je ne l'aurais pas vendue pour un million. LE SOLDAT : Je remercie bien fort Votre Majesté, mais cela ne sert à rien une bague, à nous autres soldats ! LE TSAR : Comment ça ne sert à rien une bague ? LE SOLDAT : D'abord, elle est trop petite pour mes doigts. LE TSAR : Voyez comme il est difficile ! Alors, veux-tu que je te vende mon sabre ? Tu vois, c'est de l'or. Et là il est incrusté de diamants. LE SOLDAT : Et vous n'en voulez que 5 kopecks ? LE TSAR : 5 kopecks. LE SOLDAT (admirant le sabre) : II n'y a pas, c'est pas cher ! LE TSAR (doucement) : Prends mon bien... LE SOLDAT (rend le sabre) : Je suis désolé, Majesté, mais ça ne peut pas m'aller. LE TSAR : Et pourquoi cela ? LE SOLDAT : Le modèle n'est pas réglementaire. LE TSAR : Mais tu as un caractère épouvantable, mon ami; rien ne te convient, rien ne te touche. (Il réfléchit). LE SOLDAT : Puis-je m'en aller, Majesté ? LE TSAR : Où ça ? Mais pas du tout ! Ne sois pas si agité ! Tiens, veux-tu que je te vende ma couronne ? Vrai de vrai, je te la vends ! LE SOLDAT : Allez, pas de blagues, Majesté ! LE TSAR : Foi de monarque que je veux bien te la vendre ! Tiens, prends-la et donne moi l'argent. LE SOLDAT : Non, Majesté, je ne suis pas preneur. C'est trop beau pour moi. LE TSAR : Tu es fou ? Tu refuses une couronne ? LE SOLDAT : Dame ! Pour ce que ça sert ! Ça ne vous abrite pas de la pluie et ça doit être lourd à porter, tout en métal ! LE TSAR : Quel sauvage ! Non, mais quel Wisigoth ! Refuser une couronne ! Qu'est ce que je vais faire maintenant avec cet animal ? (Perdu dans ses pensées, il sort de sa poche une tabatière en or, avec son portrait, sa couronne et le sceptre; il prise et éternue). LE SOLDAT : A vos souhaits, Majesté ! LE TSAR : Merci, mon ami. (Rusé) Et dis-moi, tu n'as pas envie de goûter à mon tabac ? LE SOLDAT : Pourquoi pas ? Si Votre Majesté me fait cet honneur. (Il prise et éternue). LE TSAR : Alors, qu'est ce que tu en dis ? Un tabac qui vient tout droit des colonies ! De toute première qualité. LE SOLDAT : C'est du bon tabac, il n'y a pas à redire. LE TSAR (se plie en quatre pour voir les yeux du Soldat) Si tu veux, je te vends ma tabatière pour 5 kopecks, telle quelle... avec le tabac. LE SOLDAT : Un soldat ne refuse jamais du tabac. Merci beaucoup, Majesté. LE TSAR : Donne vite ton argent ! (Le Soldat hésite) Alors, qu'est-ce qui t'arrête ? LE SOLDAT : Je vous demande bien pardon, Majesté, mais ce n'est pas possible sans reçu. LE TSAR : Quel reçu ? LE SOLDAT : Comme quoi cette tabatière, je l'ai achetée et pas volée. Il y a dessus le sceptre et la couronne du Tsar et votre portrait avec tous les ordres de la chevalerie. Qui va croire que je l'ai eue par des moyens honnêtes ? LE TSAR : C'est bon, comme tu voudras. (Il écrit le reçu) "Ce reçu certifie que le soldat de ma Garde auxiliaire... comment t'appelles-tu ? LE SOLDAT : Je l'ai déjà dit à Votre Majesté : Tarabanov Ivan. LE TSAR : Je n'ai rien de mieux à faire que d'apprendre par coeur les noms de mes soldats ! Bon, continuons. (Il écrit) "Ivanov Taraban... Non, zut ! Tarabanov Ivan m'a acheté une tabatière en or..." LE SOLDAT : Avec le sceptre et le portrait. LE TSAR : Ne me trouble pas, je ne suis pas un écrivain public pour écrire quand on me parle. "...avec le sceptre et le portrait" LE SOLDAT : ...pour la somme de 5 kopecks en cuivre. LE TSAR : Ça suffit! "... pour la somme de 5 kopecks en cuivre. Je l'atteste de ma propre signature : Tsar Dormidon Septième". Tiens voilà ! LE SOLDAT : Je m'excuse. Majesté, mais cela ne vaut rien. LE TSAR : Quoi encore ? Pourquoi ? LE SOLDAT : II faut le sceau officiel. LE TSAR : Que tu es chicanier. Soldat ! Alors ma signature de Tsar ne te suffit pas ? Enfin, comme tu voudras ! Voilà le sceau officiel. (Il appose sur le reçu sa bague avec le sceau) Donne les 5 kopecks. LE SOLDAT : Voilà, Majesté. LE TSAR (à mi-voix) Prend mon bien et ma misère par surcroît. (Apparaît le Chef de la Garde) LE CHEF : Répondant à l'appel pressant du devoir, le corps d'élite du régiment personnel de Votre Majesté, rangé en colonnes sur la place d'armes du Grand Palais, est prêt pour la revue. Faut-il faire avancer votre carrosse ? LE TSAR : Fais le avancer. (On entend au loin une marche militaire triomphale. Par les portes latérales arrivent les courtisans, les soldats de la Garde d'Honneur, etc. On apporte au Tsar son manteau de parade et il s'éloigne majestueusement, suivi de tout le monde). LE SOLDAT (resté seul) : Bon, pour le Tsar c'est la parade, pour moi, c'est la guerre. Il faut que je me dépêche. Qu'est-ce qu'il a marmonné à propos de misère ? De quoi parlait-il ? MISERE (revient) : De moi, mon brave. LE SOLDAT : Qui es-tu, toi ? MISERE : Je suis ta misère. LE SOLDAT : Ma misère ? D'où sors-tu comme ça ? MISERE : C'est le Tsar qui t'a fait cadeau de moi, "par surcroît" avec la tabatière. LE SOLDAT : Ah, voilà ! C'est donc cela qu'il voulait dire par "récompense pour ton service fidèle". Eh bien, merci au Tsar! MISERE : Maintenant je te suivrai partout. LE SOLDAT : Suis-moi, si ça te chante. Mais ne me demande pas à boire ni à manger. La vie militaire est dure. Je ne pourrai pas m'occuper de toi quand je serai en campagne. MISERE : Mais pourquoi ne te lamentes-tu pas ? LE SOLDAT : Pourquoi me lamenterais-je ? MISERE : Te voilà enchaîné à la misère. LE SOLDAT : Et alors ! Je ne suis ni le premier ni le dernier. D'ailleurs, pendant les déplacements, je n'aurai pas le temps de penser à toi. Chez nous, dès que le clairon sonne, on relève les pans de son manteau et en avant, marche ! MISERE (inquiète) : Et quand est-ce que tu te mets en route ? LE SOLDAT : Tu n'as pas entendu ? Trois royaumes nous ont déclaré la guerre. Le temps d'astiquer les boutons et on y va. MISERE : Je t'interdis, soldat, de partir en campagne ! J'aime mener une vie domestique, rester au coin du feu et soupirer. LE SOLDAT : Tant pis, avec moi il faudra t'habituer à tout, au froid et à la faim. Dans mon pays on dit : "guerroyer n'est pas soupirer et soupirer n'est pas guerroyer". MISERE : Oh la, la, mon joli, tu n'es pas un bon compagnon pour moi ! Si tu veux, je te dirai comment te défaire de moi. LE SOLDAT : Bien sûr que je veux ! MISERE (doucement) : Vends-moi à quelqu'un par ruse, comme le Tsar m'a donnée à toi. LE SOLDAT : Et quoi encore ! Alors il faudrait que je trompe des honnêtes gens pour te faire plaisir ? Tant pis, tu restes avec moi, tu ne me gênes pas. MISERE : Mon gentil soldat, mon bon, donne-moi à quelqu'un ! Je ne serai pas au calme avec toi. LE SOLDAT : Tu as tellement peur de la vie militaire ? Non, je ne te donnerai à personne. MISERE : Mon inappréciable Soldat, sois un frère, aie pitié de moi ! LE SOLDAT : Je ne te retiens pas. Seulement je ne veux pas faire du tort à de braves gens à cause de toi. MISERE : Tu n'auras que des déboires avec moi. Tiens, regarde, ça commence, la gâchette de ton fusil est cassée ! LE SOLDAT : C'est vrai. Bah, ce n'est pas une catastrophe, on peut la réparer. MISERE (vexée) : Avec toi rien n'est jamais une catastrophe ! Et si à la guerre on t'estropie ? Si on t'arrache bras et jambes ? LE SOLDAT (riant) : On m'appellera "Cul-de jatte", ou "Manchot". MISERE : Et si on t'arrache la tête? LE SOLDAT : Elle ne me fera plus jamais mal. MISERE : Tu aimes les plaisanteries, mon cher coeur. Eh bien, je t'en ferai voir des blagues et des persiflages ! Tu va pleurer à ne plus pouvoir t'arrêter. LE SOLDAT : Pleurer, moi ? C'est encore à voir qui de nous deux pleurera le premier. (Il ouvre la tabatière, prise et éternue plusieurs fois de suite). MISERE : Tu vois, tu pleures déjà. Ha, ha ! Tu as des larmes plein les yeux; elles coulent même le long de ton nez. Avec moi tout le monde pleure; c'est pour cela que j'existe. LE SOLDAT : Ne te vante pas trop vite, ce n'est pas toi qui me fais pleurer mais le tabac du Tsar. Il est rudement fort, c'est du tabac étranger. Si tu en prisais, toi aussi tu en pleurerais. MISERE : Non, mon ange, je ne pleure jamais. C'est moi qui fais pleurer. LE SOLDAT : Je ne te crois pas, ce tabac ferait pleurer n'importe qui. MISERE : Je te dis que non ! LE SOLDAT : Et moi, je te dis que si ! MISERE : Mais il m'énerve, ce Soldat ! Si tu veux, faisons un pari. Ouvre ta boîte. LE SOLDAT : Tu me prends pour un nigaud ? Ce tabac, je l'ai payé 5 kopecks, et toi, tu voudrais en priser sans payer ! MISERE : Soldat, je te défends de me contredire ! Quand j'ai envie de quelque chose, je m'obstine jusqu'à ce qu'on fasse ce que j'ai décidé. Je me transformerai en moustique mais je me glisserai dans cette tabatière ! LE SOLDAT : En moustique ? MISERE: En moustique. LE SOLDAT : Et tu te glisseras dans ma tabatière ? MISERE : Et je me glisserai dans ta tabatière. LE SOLDAT : Raconte cela à d'autres, moi, on ne m'attrape pas avec d'aussi gros bobards. Je ne crois que ce que je peux voir. MISERE : Eh bien, regarde. Soulève le couvercle; laisse-moi juste une petite fente. LE SOLDAT : Comme ça, ça va? MISERE : Un peu plus. Voilà. Regarde bien. Une, deux, trois !.. (La lumière s'éteint. La Misère disparaît. Sur la scène voltige un moustique fluorescent). LE SOLDAT (claque le couvercle de la tabatière; le moustique disparaît) : Ça y est! (La lumière revient). Voilà, maintenant reste dans cette tabatière, prise le tabac du Tsar et porte toi comme tu pourras. Tu éternues ? Tu veux sortir ? Non, je ne te laisserai pas. J'ai payé ce tabac un bon prix, profites-en ! (Il colle la tabatière à l'oreille) Comment ? Ah, oui, à tes souhaits ! Quoi? A tes souhaits encore. Excuse-moi, mais je ne peux pas répondre à chaque éternuement. Cette tabatière, je la mets dans ma poche et je ne l'en sortirai qu'en rentrant de la guerre. On raconte qu'un soldat a porté comme ça le diable dans sa gibecière pendant un an et un jour. A la fin, ce n'est pas le soldat qui a demandé grâce mais le diable. (On entend une marche militaire) Dommage, je n'aurai même pas le temps de faire mes adieux à ma mère, ni à Nastia. Les reverrai-je seulement ? Ma mère est vielle et malade, et Nastia n'est pas libre d'épouser qui elle veut. Mais quoi ? A la guerre comme à la guerre ! Si tout le monde ne meurt pas et si la terre tient encore debout il y aura encore des journées pleines de joie. En avant, marche ! (Il manie son fusil et chante) Une, deux, pour faire la guerre Une, deux, faut être fort. Une, deux, prends ta misère. Une, deux, c'est pas la mort. Adieu, mon pays! (Il sort en chantant) Une, deux pour faire la guerre, Une, deux, faut pas trembler. Une, deux, porte la misère. Une, deux, c'est ton métier. RIDEAU |
ACTE III 1er Tableau(Une salle vaste et claire. Au milieu, une table préparée pour un banquet. Nastia coud, assise près de la fenêtre). NASTIA (chante) : Venue de la mer une blanche mouette Au creux du rocher, sans force, s'arrête. Du haut d'un rocher, un noir cormoran Regarde l'imprudente brisée par le vent. - Ma blanche mouette, - lui dit-il, voici l'heure Pour toi de venir dans ma chaude demeure. Finis tes ébats et tes vols insoumis. Viens vivre tranquille au fond de mon nid. Aux sacs et ressacs tu n'auras plus à faire. - Non, - fit la mouette, une vie calme et prospère, Un lieu de repos, ont de quoi me tenter, Mais seule compte pour moi l'enivrante liberté.
UNE VOIX (dehors) : Longue vie aux maîtres de ces lieux! Braves gens, permettez à un pauvre soldat de boire un peu d'eau. Je viens de très loin. NASTIA : Je vous en apporte tout de suite. Mais entrez donc plutôt. Vous vous reposerez. LA VOIX : Merci mille fois ! Si je ne dérange pas, j'entrerai avec plaisir. (Nastia va porter de l'eau. Sur le pas de la porte, elle se heurte au Soldat). LE SOLDAT : Nastia! NASTIA : Vania! LE SOLDAT : En voilà une surprise! Bonjour, Nastia! Bonjour, ma mie. NASTIA : Bonjour, mon ami. Alors tu reviens de la guerre? Es-tu entier, au moins? N'es-tu pas blessé? LE SOLDAT : Je suis vivant, c'est déjà quelque chose. NASTIA : Comme je t'ai attendu, Vania ! Ce n'est pas les jours que j'ai compté mais les minutes. Aussi longtemps que ta mère était en vie, je courais sans cesse chez elle, pour voir s'il n'y avait pas de tes nouvelles, pour parler un peu de toi... Depuis qu'elle est morte, je n'avais même plus ça pour me consoler. La nuit, je me réveillais et je me disais : « II est peut-être couché dans un champ, blessé, sans personne pour lui donner à boire ni soigner ses blessures ». Je n'espérais plus te revoir. LE SOLDAT : Mais qu'est-ce que tu fais ici, dans cette belle maison? Tu t'es placée comme servante? NASTIA : Non, je vis là avec mon oncle. Que je suis heureuse de te revoir! Je ne trouve pas mes mots... Mais quitte donc ton manteau! Et assieds-toi là. (Elle lui indique une place, près de la table) Tu dois être affamé, à bout de forces! LE SOLDAT : Asseyons-nous plutôt dans ce coin, ma chère Nastia. Cette table n'est pas mise pour un soldat de passage. (Il boit) Ah, que l'eau de ton pays est douce, plus douce que le miel! (Il pose sa giberne par terre) Et dis-moi, que fait ton oncle ici, il est jardinier ou gardien? NASTIA : C'est à lui, la maison. LE SOLDAT : Ça alors! Comment est-il devenu si riche? Il a trouvé un trésor dans la forêt? NASTIA : Pas exactement un trésor, mais tout comme. C'est parti d'une ficelle. LE SOLDAT : D'une ficelle? NASTIA : Oui, un jour, dans la forêt, un marchand a eu besoin d'une ficelle et mon oncle se trouvait juste là, à couper du bois. Il a pris la ficelle qui lui servait de ceinture et l'a vendue pour 3 kopecks. LE SOLDAT : 3 kopecks n'est pas une fortune. NASTIA : II ne s'agit pas de kopecks. En même temps que la ficelle mon oncle a donné sa misère. C'est le seul moyen de se débarrasser d'elle : vendre quelque chose et la donner par surcroît. LE SOLDAT (souriant) : Je sais cela. NASTIA : Comment le saurais-tu? Qui te l'a dit? LE SOLDAT : La Misère elle-même, Nastia. On me l'a donnée, à moi aussi. Et je l'ai encore. NASTIA : Vania! Ce n'est pas possible! LE SOLDAT : Mais si, ma petite Nastia! Le manteau d'un soldat est un asile de choix pour la misère. Tiens justement elle est là, dans ma poche. (Il sort la tabatière enveloppée dans un mouchoir et la porte à l'oreille) Tu éternues toujours? C'est bien cela! A tes souhaits! (Il regarde pensivement la tabatière) Elle a fait avec moi toute la guerre et je rentre avec elle. NASTIA : Mon Dieu, quel malheur! A-t-elle été très dure avec toi? As-tu beaucoup souffert? LE SOLDAT : Beaucoup, Nastia. Tellement qu'il vaut mieux ne pas en parler. Seulement la Misère non plus, je ne lui fais pas de cadeaux. (Il secoue la tabatière) Je lui ai fait goûter au service du Tsar. Elle se tient toute tranquille dans ma tabatière. Elle n'ose plus respirer. Mais elle me joue tous les mauvais tours qu'elle peut inventer. Pendant la campagne, j'ai eu ma dose de coups durs. Et à mon retour, cela n'a pas été plus gai. Dans mon propre pays je suis maintenant comme un étranger : ma mère est morte, ma maison est tombée en ruines. Vie de soldat, vie d'enfer, comme on dit chez nous. NASTIA : Pourquoi gardes-tu la Misère, Vania? Tu vois comme mon oncle a eu de la chance depuis qu'il l'a vendue. Nous aussi, nous pourrions être heureux. LE SOLDAT : Ah Nastia, combien de fois j'ai voulu la coller à un autre; mais je n'ai jamais eu le coeur de faire une telle saleté. Parfois, je me disais : j'ai assez trimé comme ça, je cède mon tour, au suivant; le premier venu je lui repasse cette peste. Puis le premier venu je le regardais dans les yeux et je passais mon chemin. Toi, tu pourrais causer le malheur de quelqu'un, comme ça, par ruse? NASTIA (réfléchit) : Non, je ne pourrais pas. LE SOLDAT : Tu vois. C'est pire que la glu, cette engeance! Ma seule joie est de t'avoir retrouvée. NASTIA : Ah, si tu savais... Avec moi non plus tu n'auras pas de joie. LE SOLDAT : Pourquoi? Tu ne m'aimes plus? NASTIA : Ne dis pas ça, Vania! Je t'aime comme avant et même encore davantage. Seulement on me marie contre mon gré. Tu vois cette table décorée? Tout à l'heure il va y avoir du monde. Est-ce pour pendre la crémaillère ou pour mes fiançailles, je ne le sais pas au juste. LE SOLDAT : Et voilà, c'est bien ça la misère! Elle ne me quittera donc jamais, la maudite? NASTIA : Voici mon oncle qui revient du marché. Il va être furieux de te voir. LE SOLDAT : L'argent ne l'a pas rendu meilleur? NASTIA : II est plus méchant que jamais! (Le Soldat se lève pour partir) Non, reste Vania, reste! Que mon oncle fasse de moi ce qu'il voudra mais qu'au moins je te regarde encore un peu! (Entre le Bûcheron habillé en marchand. Derrière lui, un gamin porte un panier plein de provisions. Il pose le panier par terre et s'en va aussitôt). LE BUCHERON (dépose sur la table les bouteilles et les victuailles) : Tu n'es pas encore habillée, Nastia? Les invités vont arriver d'une minute à l'autre et toi, tu te promènes encore en souillon! Oh, mais tu as déjà une visite! LE SOLDAT : Bonjour, Andron Kouzmitch! LE BUCHERON : Bonjour, militaire. Tu m'excuses, mais je ne te remets pas. Ta tête ne m'est pas inconnue mais je ne vois pas qui tu peux être. LE SOLDAT : Ivan Tarabanov, soldat du 1er bataillon du Régiment Auxiliaire des Tirailleurs. LE BUCHERON : Tarabanov? Ivan? De retour de la guerre? Alors, il ne s'est même pas trouvé une balle pour toi? Faut dire qu'on ne t'attendait pas! (On entend au loin un air de balalaïka) Voilà mes invités qui arrivent. (Au soldat) Tant pis, reste! Aussi bien je ne peux plus te mettre dehors. Et toi, Nastia, dépêche toi, à la fin! Va mettre des beaux habits! Ce n'est pas ce qui te manque à présent. Mais pourquoi pleures-tu nigaude, c'est de joie ou de chagrin? NASTIA : De joie et de chagrin. (Elle sort). LE BUCHERON : Eh bien, installe-toi. J'ai assez à manger pour tout le monde, pour les invités et les autres. (Moqueur) Tu as bien choisi ton moment pour arriver : juste pour la noce! Je marie ma nièce. Et pas à n'importe qui, à un marchand de la 1ère Guilde, Potsélouév. Tu as dû en entendre parler. Tout le monde le connaît. Il a sept boutiques dans la galerie marchande. LE SOLDAT : Mes félicitations, Andron Kouzmitch! Sept boutiques c'est une grosse affaire. LE BUCHERON : Moi aussi, je deviens marchand. Je vais de l'avant et je ne me soucie pas de ce que je laisse derrière. (La musique s'est rapprochée. On entend une chanson. Par la fenêtre ouverte on aperçoit les invités : un petit vieux avec une médaille, sa femme, une matrone en bonnet enveloppée dans un grand châle à fleurs; un jeune commis avec une balalaïka, en veste et bottes; un clerc, maigre et chauve avec un gros nez rouge. Ils chantent) : On boit bien chez Basile, On mange bien chez Katia, Mais les meilleurs compères Se retrouvent chez Nastia! Basile a du bon vin. Katia sait faire bombance, Mais chez notre Nastia On y rit, on y danse! LE BUCHERON : Bienvenue à mes chers invités! Entrez, mes amis, entrez! LE VIEUX A LA MEDAILLE (un peu sec) : Mes congratulations distinguées, Andron Kouzmitch! LA MATRONE : Félicitations! Que votre maison regorge d'abondance! (Elle donne au bûcheron un gâteau recouvert d'un napperon). LE CLERC : Mes compliments Andron Kouzmitch! Et mes voeux de bonne santé! Puissiez-vous vivre cent ans et encore une fois autant (II rit tout seul de sa plaisanterie et donne un pain de sucre). SA FEMME (sentimentale) : Moi, ce que je souhaite, c'est un bon mari pour Nastassia Vassiliévna, une grande maison et de beaux enfants. LE COMMIS (roulant joyeusement un tonnelet de bière) : Une fête sans boisson c'est une chanson sans musique. LE BUCHERON : Vous êtes bien bons, mes amis. Soyez remerciés d'être venus si nombreux à notre modeste festin. Si vous voulez vous pouvez vous asseoir. (Au soldat) Pousse-toi un peu, Tarabanov! (Le Soldat recule. A côté du Bûcheron s'installent le vieux à la médaille et sa femme, la matrone en bonnet) Serre toi encore un peu soldat! Tu n'es pas ici sur un champ de bataille! (Tous les invités s'assoient, repoussant le Soldat à l'extrémité du banc). LE VIEUX : Mais je ne vois ni le fiancé ni la fiancée, Andron Kouzmitch. LE BUCHERON : Le fiancé vient de loin; quant à la fiancée, vous savez ce que c'est, il faut du temps pour s'habiller un jour pareil. (On entend un bruit de clochettes) Mais j'entends les clochettes d'une troïka. Ça doit être Silouian Kapitonitch. LE COMMIS : C'est lui! La troïka de Potsélouév se reconnaît sans la voir. LA FEMME DU CLERC : Même le procureur n'a pas autant de clochettes. LA MATRONE : Le procureur, ma chère? Même le gouverneur n'en a pas d'aussi carillonnants! (Entre le Marchand. Silouian Kapitonitch Potsélouév). LE MARCHAND : Bonjour, Andron Kouzmitch. Mon profond salut à tous! (Il salue à peine de la tête). LE BUCHERON : Sois le bienvenu, Silouian Kapitonich. Nous n'attendions plus que toi. (Au soldat) Pousse-toi, Tarabanov! Il faut une place d'honneur à notre protecteur incomparable. (Le Soldat n'a plus de place pour reculer. Il se lève et se tient debout contre le mur). LA MATRONE : Notre soleil bienfaisant! LA FEMME DU CLERC : La joie de nos yeux! LE COMMIS : L'espoir de nos rêves! LE VIEUX : Notre aigle et notre héros! LE MARCHAND : Où est donc Nastassia Vassiliévna? LE BUCHERON : Elle arrive. Depuis ce matin elle tourne devant sa glace, tellement elle veut être belle pour son fiancé! Nastia! Nastassia! Veux-tu venir, à la fin! LA MATRONE (à la Femme du Clerc) : Allons la chercher, ma bonne! (Au Marchand) Nous vous l'amenons tout de suite, votre bien-aimée. LA FEMME DU CLERC : Allons y! Elle ne viendra pas d'elle-même. C'est naturel après tout qu'une jeune fille sente de la gêne un jour pareil. Leur pudeur les rend un peu sottes. Parfois, on doit même les battre pour qu'elles se montrent à leur fiancé. Moi, il a fallu cinq personnes pour me traîner à la table de noce. (Les deux femmes sortent). LE CLERC : Ah, ce remue-ménage qu'elle nous a fait ce jour-là! Qu'elle était belle, la diablesse, avant que je ne l'épouse! (Les femmes reviennent). LA FEMME DU CLERC : La voici, la voici! (Nastia apparaît magnifiquement vêtue. Elle marche lentement comme à un enterrement). LE MARCHAND : Mes voeux respectueux, Nastassia Vassiliévna! Je vous ai apporté un petit quelque chose pour les fiançailles, une bricole sans importance. Le vrai cadeau, je vous le réserve pour le mariage. (Il tend deux écrins de velours). LA MATRONE : Quelle splendeur! LA FEMME DU CLERC : Quelles ravissantes boucles d'oreilles! Quelle bague magnifique! Une princesse n'en a pas de pareilles! LA MATRONE : Et en quoi notre Nastassia Vassiliévna ne vaut-elle pas une princesse? (A part) L'année dernière encore, elle n'avait même pas de chemise! NASTIA : Je vous remercie, Silouian Kapitonitch, pour votre bienveillante générosité. Mais je ne veux pas de vos cadeaux. (Elle lui rend les écrins). LE MARCHAND : Ils ne vous plaisent pas? LA FEMME DU CLERC : Voyons, Nastassia Vassiliévna, on ne refuse pas les cadeaux d'un fiancé. NASTIA : Je ne suis pas fiancée. Et Silouian Kapitonitch l'est peut-être mais pas avec moi. LA MATRONE : Mais on nous a invité à des fiançailles! NASTIA : Non, à fêter notre déménagement et pendre la crémaillère. LE BUCHERON : Toi, tu as invité pour la crémaillère et moi, c'était pour les fiançailles. Et je sais ce que je fais! Pour les présents nous vous remercions beaucoup. (Il prend les écrins et les met dans sa poche). Assieds-toi, Nastia, à côté de Silouian Kapitonitch et commence à servir les invités. Satanée femelle! NASTIA (ne bouge pas) : Pourquoi a-t-on laissé debout mon invité? LE SOLDAT : Ça ne fait rien, Nastia! Ce n'est pas la première fois qu'on oublie un soldat dans un coin, quand la guerre est finie. LE BUCHERON : Quel diable a ramené ce maudit Soldat! Ah, misère de misère! LE VIEUX : Vous avez tort de parler de misère un jour de fête, Andron Kouzmitch! Buvons plutôt à la santé des fiancés. TOUS : A la santé des fiancés. NASTIA : Eh bien, puisque vous dites que ce sont des fiançailles, je vous remercie pour vos souhaits. Salue les invités, Vania, Ils boivent à notre bonheur. (Elle prend une coupe des mains du Marchand et la donne au Soldat). LA MATRONE : Doux Seigneur! LA FEMME DU CLERC : Par tous les saints du paradis et les bienheureux martyres! LE MARCHAND : Qu'est ce que cela signifie? LE BUCHERON : Tu deviens folle? Tu perds la raison? NASTIA : Non, mon oncle, c'est avant que j'étais folle. (Tout le monde reste sidéré). LE VIEUX (à Nastia) : Je ne me mêle jamais des affaires des autres mais je dois toutefois vous dire que vous avez tort de couvrir ainsi de honte votre oncle et vous-même. Ici nous sommes entre amis, mais voyez quelle foule d'inconnus regarde par la fenêtre. Ferme les volets, voisine. LA MATRONE : Reprenez vite vos mots, péronnelle! Un homme honorable, un marchand de la 1ère Guilde vous demande en mariage, vous fait des cadeaux et vous appelez "fiancé" un Dieu-sait-qui! LE SOLDAT : Comment "Dieu-sait-qui"? Je suis Soldat! LE VIEUX : Justement, un soldat n'a rien à lui! LE SOLDAT : Si, j'ai quelque chose à moi : cinq blessures, trois de sabre, une de baïonnette et une de fusil, de part en part de la poitrine. LE VIEUX : Les blessures, qu'est ce que c'est? N'importe qui peut recevoir des blessures. Mais se faire un petit pécule, c'est plus difficile. Ce n'est pas vrai ce que je dis? Dans la vie, ce qui compte ce ne sont pas des blessures mais ce qu'on a en poche! LE SOLDAT : J'ai aussi quelque chose en poche. LE CLERC : Oui, 2 kopecks et un quart de tabac. LE SOLDAT : Pour le tabac je ne sais pas ce qu'il en reste mais je peux toujours vous montrer ma tabatière. (Il la sort de sa poche). LA MATRONE : Que le Seigneur nous garde dans Sa sainte miséricorde : c'est de l'or pur! LA FEMME DU CLERC : Et de la meilleure qualité! LA MATRONE : Du 24 carats, au moins! Et je m'y connais! LE VIEUX : Au diable les carats! Regardez, mais regardez donc! C'est plein de diamants et de rubis! Et voilà même le portrait du Tsar. LE BUCHERON : Et la couronne du Tsar! LE VIEUX : Attends, mon garçon! Tu n'aurais pas eu... comme qui dirait... une tentation? Où as-tu pris cet objet? LE SOLDAT : C'est mon affaire. LE VIEUX : Pas tant que cela! Les couronnes et les portraits du Tsar ne traînent pas dans le fossé! Andron Kouzmitch, à quoi penses-tu? On peut nous accuser d'être des complices. LE BUCHERON : Ah misère de misère, comment nous en sortir? LE CLERC : II faut l'envoyer aux autorités! Là-bas ils mettront ça au clair. NASTIA : Assez! Qu'avez-vous après lui? Que vous a-t-il fait? LE BUCHERON : Tais-toi, malheureuse! Tu veux notre perte à tous? Tu ne vois pas que c'est un voleur patenté. Il a pillé la personne même du Tsar! Comment crois-tu qu'il l'a eue, cette chose? LE SOLDAT : Comment? Je l'ai achetée pour 5 kopecks. LE MARCHAND : Voyez-moi ça! Et où vend-on des tabatières en or pour 5 kopecks? Sois gentil, dis-le nous, que j'en achète une centaine ou deux. LE SOLDAT : Je peux te vendre celle-ci. Tu la veux? (Il lui tend la tabatière). LE MARCHAND : Je n'achète pas d'objets volés! LE SOLDAT : Pourquoi "volés"? Puisque je vous dis que je l'ai achetée avec mon argent. LE VIEUX : A qui l'as-tu achetée? LE SOLDAT : Au modèle du portrait. (Tout le monde se tait). LE VIEUX : Tu n'y vas pas de main morte! C'est le portrait du Tsar. LE COMMIS : Vaurien! LE CLERC : Mais pour des propos pareils on vous rase le crâne et on vous met des chaînes aux pieds! Canaille! Arrêtez-le! LE COMMIS : Liez-lui les mains dans le dos! NASTIA (se précipite vers le Soldat) : Vania! LE BUCHERON : Emmenez-la d'ici! Emmenez-la! LA FEMME DU CLERC : Va, va, petite, ta place n'est pas ici! LA MATRONE : Ce n'est pas une affaire de femmes. {Elles poussent Nastia dans sa chambre). LE COMMIS : Allez, tous ensemble, saisissons-le! LE SOLDAT (se débat) N'approche pas, toi! Je ne me laisserai pas prendre! (Il repousse ses assaillants). LE MARCHAND (se levant de table) : Je vois qu'on a besoin de mon aide. (Il écrase le Soldat de tout son poids. Les autres lui lient les mains et le traînent vers la porte). Mettez-le dans ma troïka, on ira plus vite. LE VIEUX : On l'amène chez le juge? LE CLERC : Pourquoi chez le juge? A la prison des brigands! LE VIEUX : Chez le 1er Général du Tsar! LE BUCHERON : Pourquoi chez le Général, amenons-le chez le Tsar lui-même! LE SOLDAT : Si vous voulez le Tsar, va pour le Tsar! Il y a longtemps que je n'ai pas vu Sa Majesté! (On entraîne le Soldat ligoté). NASTIA (s'échappant de sa chambre) : Vania, Vania!
RIDEAU |
ACTE III 2ème Tableau
(L'appartement du Tsar richement décoré. Là où avant il y avait de l'argent, maintenant il y a de l'or. Le trône a été surélevé; au dessus il y a un baldaquin de velours rouge brodé d'hermine. On ne voit presque plus le poêle sous les coussins. Sur les murs, les vieux portraits sont dans des cadres tout neufs. On a l'impression que les tsars représentés sur ces tableaux ont davantage de rubans, d'étoiles, de galons dorés. La Princesse Anfissa, somptueusement vêtue, est assise dans un fauteuil moelleux et dévide un écheveau de soie que tient sur ses doigts écartés le Prince Etranger. Le vieux Sénateur, le Trésorier et deux Dames d'honneur jouent aux cartes. De temps à autre, on entend : "A vous de donner", "Coupez", "C'est à moi", "C'est à vous", "Encore à vous", etc. Le Tsar, assis sur le trône, est absorbé par la réflexion : il joue aux dames avec le Général. On entend de la musique. Des serviteurs passent avec des corbeilles de fruits).
LE TSAR (fredonne) : Tra-la-la lou-lé-lou-la. Mais tu dors, mon Général-en-retraite! Ou bien tu le fais exprès? Regarde, au prochain coup, je fais deux dames avec mes pions et j'enferme la tienne! Que diras-tu alors? LE GENERAL (avec un geste d'impuissance) : Qu'y puis-je? Si votre Majesté le décide. Elle arrivera à faire une dame avec son dernier pion et à encercler tous ceux de son adversaire. La volonté d'un Tsar est souveraine! LE TSAR : Pas de lèche, veux-tu? Commence d'abord par te racheter, tu demanderas des récompenses après. LE GENERAL (levant les bras au ciel) : De grâce, Majesté, est-ce que je demande quoi que ce soit? Ne suis-je pas déjà comblé, puisque vous m'autorisez à m'asseoir en bas de votre trône et à jouer avec vous aux dames!? LE TSAR : Aux dames... Aux dames... Tu trahiras encore? LE GENERAL : Jamais de la vie. Majesté. Comment pouvez-vous penser? C'est la dernière fois, je vous le jure! Et encore, ce n'est pas vous que j'ai trahi mais le roi Sardinsky. J'ai exigé de lui une avance de trois mois de solde et je suis passé de votre côté! LE TSAR (riant) : Quel filou! Quelle fripouille! Tu entends, Anfissa? Trois mois de solde! ANFISSA : J'entends, papa. Mais ne le croyez tout de même pas. Voyez, moi, j'ai lié les mains de mon traître d'époux et je le tiens par un fil. Faites en de même pour votre traître à vous, pour qu'il ne s'envole pas. (Les Dames d'honneur rient). LE PRINCE (faisant de grands gestes avec ses mains liées) : Mon chère Anfissa, maintenant moi plus envolé nulle part. Je suis votre kokikri! Mon patte est liée, vous pouvez viser mon coeur. S'il vous plaît! ANFISSA : S'il vous plaît... s'il vous plaît... Il a embrouillé tout l'écheveau avec ses "s'il vous plaît"! Tu ne peux donc pas rester tranquille une seconde! On ne peut rien te confier! Décidément tu n'es bon qu'à danser. Allez, violonistes, trompettes, jouez-nous quelque chose de gai! Invite moi donc, Kokikri. LE TSAR (marque la mesure du pied) : Et si nous dansions aussi? Il ne faut pas laisser ces braves musiciens peiner pour rien. (Aux courtisans) Que tout le monde danse! (Il annonce les figures) Première figure : assemblé, marche, tortillé, pirouette... (Tous dansent en imitant le Tsar. Entre le Chef de la Garde). LE CHEF : Majesté, il y a des marchands à la porte du Palais. LE TSAR : Des marchands étrangers, ou les nôtres? LE CHEF : Les nôtres, Majesté. LE TSAR : Alors qu'ils y restent. Ce n'était même pas la peine d'ouvrir la bouche pour m'annoncer ça. LE CHEF : Je ne l'aurais certainement pas fait s'ils ne disaient pas avoir trouvé un objet précieux qui a été volé à Votre Majesté. LE TSAR : Un objet précieux, dis-tu? LE CHEF : Avec votre couronne, votre sceptre et votre portrait. LE TSAR : Dans ce cas, amène-les. (La musique s'arrête. Entrent le Marchand et le Bûcheron; derrière eux on traîne le Soldat). LE MARCHAND (salue le Tsar Jusqu'à terre) : Majesté, notre Tsar et Maître souverain, daignez reprendre possession de cette tabatière en or, avec les emblèmes de votre sublime puissance et votre auguste personne représentés sur le couvercle. (Il tend au Tsar la tabatière posée sur un coussinet). LE TSAR (se détourne) : Ce n'est pas à moi. ANFISSA (saisissant la tabatière) : Que chantez-vous là, papa? C'est notre tabatière, je la reconnais. LE TSAR : Attends, Anfissa, attends! Ne t'emballe pas! ANFISSA : Pourquoi attendre, je vois bien que c'est la nôtre. LE PRINCE : Oui, oui, la nôtre! ANFISSA : Et comment! Je me souviens très bien d'elle. Vous l'aviez déjà quand j'étais toute petite. Parfois, quand vous me preniez sur vos genoux, je me regardais dans le couvercle comme dans un miroir. LE TSAR : Ça, c'était dans le temps. J'ai eu bien d'autres tabatières depuis. ANFISSA : Et alors, ça empêche que celle-ci aussi soit à nous? Pourquoi ne voulez-vous pas la reconnaître? Même qu'il y a une marque là, sur le couvercle; je l'ai faite avec mes dents, un jour que j'étais en colère. Tenez, regardez! Et vous dites qu'elle n'est pas à nous. Où l'avez-vous trouvée, braves gens ? LE MARCHAND (montrant le Soldat) : On l'a prise sur ce voleur. LE SOLDAT : Je ne suis pas d'accord. Majesté ! On vole beaucoup dans votre royaume, c'est vrai. Mais moi, je n'ai jamais été un voleur ! ANFISSA : Quand on vole la tabatière du Tsar, on est pire qu'un voleur ! LE SOLDAT : Je ne l'ai pas volée, je l'ai achetée. ANFISSA : Ça ne change rien, puisque tu ne pouvais l'acheter qu'à un voleur. LE SOLDAT : C'est Sa Majesté qui me l'a vendue. ANFISSA : Comment, Sa Majesté ? LE SOLDAT : Je dis la vérité, Excellence. Je l'ai payée 5 kopecks. LE GENERAL : Est-il insolent, ce brigand ! LE SENATEUR : II n'a peut-être pas tout son bon sens ? LE TRESORIER : Inouï ! ANFISSA : Ha-ha-ha ! Il a acheté une tabatière au Tsar pour 5 kopecks ! Ah, il me fera mourir de rire ! Ha-ha-ha ! LE TSAR : Tais-toi, Anfissa ! Et toi, malappris, comment oses-tu dire des choses pareilles ? LE SOLDAT : Je vous demande pardon. Majesté, c'est la vérité pure. Vous avez dû oublier, mais j'ai même un reçu, écrit de votre propre main, selon les règles, avec votre signature et le seau. Si vous voulez, je peux vous le montrer tout de suite. LE TSAR : Attends, attends, il me semble que je me souviens vaguement... LE SOLDAT : Et comment donc ! Il y a un an, à cette même place. Vous vouliez absolument me vendre quelque chose. Vous m'aviez même offert votre bague, votre sabre avec les diamants et même ça (il montre la tête du Tsar), vous m'excuserez. LE TSAR (enlève sa couronne) : Tais-toi, imbécile, ou je te fais empaler ! Voyez-vous, mes amis, mesdames et messieurs, je vais vous raconter l'histoire. Un jour, ce soldat montait la garde dans ce couloir, et moi, justement, je m'ennuyais. Alors pour chasser l'ennui, en quelque sorte, pour me divertir, je lui ai donné cette tabatière et je lui ai fait payer 5 kopecks. (Tout le monde rit) C'est vrai ! (Il rit aussi) Maintenant je m'en souviens très bien ! ANFISSA : Ah que vous êtes coquin mon petit papa ! Il faut toujours que vous fassiez des niches! (Tout le monde rit). LE SOLDAT : Je veux bien croire que c'était une plaisanterie. Majesté, mais c'est curieux comme vos plaisanteries causent de misère. LE TSAR (se rembrunit) : Bon, bon, assez parlé de ça ! Ecoute-moi, Soldat. LE SOLDAT : Je vous écoute, Majesté. LE TSAR : Viens ici ! (Il entraîne le Soldat à part) Voilà, mon brave, ce reçu, laisse-le moi, et toi, va-t-en à tous les diables. Pour cette fois-ci je veux bien te pardonner, mais je te conseille d'avaler ta langue. Si dorénavant j'apprends que tu racontes des histoires idiotes, je te fais couper la tête. Tu as compris? LE SOLDAT : Comment ne pas comprendre. Majesté? Voilà votre reçu; seulement rendez-moi mes 5 kopecks. LE TSAR : Trésorier, donne-lui un demi-rouble. LE SOLDAT : Non, Majesté, 5 kopecks. LE TSAR (riant) : Nigaud, va ! Où veux-tu que je prenne une si petite pièce? Je parie que dans tout le Palais il ne s'en trouvera pas une seule. LE SOLDAT : Et celle que je vous ai donnée, Majesté? Comme vous êtes logé et nourri, vous n'avez pas dû la dépenser. Et moi, elle me sera bien utile. Ce n'est pas une grosse fortune mais c'est de l'argent bien gagné. LE TSAR : Bon, bon, comme tu voudras. Quelqu'un ici a-t-il des pièces de cuivre? LE SENATEUR : Je suis désolé. Majesté, c'est une vraie malchance, je n'ai que des pièces d'or. LE GENERAL : Et moi, seulement des billets, Majesté. LE CHEF : Mes pièces sont toutes en argent. LE TRESORIER : Si Votre Majesté veut bien donner l'ordre d'aller en chercher à la Trésorerie... LE TSAR : Que vous êtes tous riches ! Même pas de monnaie en cuivre ! Attendez, tout Tsar que je suis, je crois que j'ai une piécette d'un kopeck. L'autre jour, on a joué avec le Prince à pile ou face. LE PRINCE : Oui, oui, pile ou face! LE TSAR : Tiens, Soldat, voilà 1 kopeck puisque tu refuses un demi-rouble ! LE SOLDAT : Ce n'est pas assez. Majesté. Il manque 4 kopecks. LE TSAR : Mais où veux-tu que je te les prenne? LE BUCHERON : Majesté, j'ai ici une pièce de 3 kopecks. Je la gardais comme souvenir d'une affaire qui m'a porté chance. Mais je serais heureux de faire plaisir à Votre Majesté. LE TSAR : Parfait, donne tes 3 kopecks ! Voilà, Soldat, 4 kopecks et je t'en devrai 1. LE SOLDAT : Excusez, Majesté, mais pensez-vous qu'une autre fois on me laissera entrer ici pour prendre ce kopeck ? Non, si vous voulez bien, finissons nos comptes maintenant ! LE MARCHAND : Très puissante Majesté, oserai-je vous dire que j'ai également dans ma poche une piécette d'un kopeck; je la gardais pour les pauvres. Daignez me faire l'honneur de l'accepter ! LE TSAR : Donne ! Voilà, Soldat, j'ai ramassé tes kopecks. (Il les compte dans sa paume) Un kopeck à moi, un kopeck au Marchand, trois kopecks au Vieux! Ça fait ton compte? LE SOLDAT : Mille mercis, Majesté ! Voilà votre reçu. (A mi-voix) Prenez mon bien et ma misère par surcroît. LE TSAR : Que grognes-tu? LE SOLDAT : J'ai souhaité du bonheur à Votre Majesté ! LE TSAR : Bon, bon, va-t-en! Et n'oublie pas ce que je t'ai dit! Sinon, gare! LE SOLDAT : Je n'oublierai pas. Majesté! Je n'oublierai rien. LE TSAR : Et rendez-lui la tabatière! Après tout c'est son salaire! Pourquoi le lui prendre. ANFISSA (à mi-voix) : Lui rendre la tabatière? Et quoi encore! (Elle cache la tabatière dans son dos et la passe au Prince; celui-ci la passe au Sénateur, le Sénateur au Trésorier, etc. En dernier elle arrive chez le Général). LE TSAR (lit le reçu) : Dormidon Septième... Exact! C'est cela même! Eh bien, Soldat... Comment t'appelles-tu déjà ? LE SOLDAT : Toujours pareil, Majesté, Tarabanov Ivan. LE TSAR : Tu es un petit malin, Tarabanov Ivan ! Et maintenant, à mon commandement, demi-tour gauche, gauche ! En avant, marche ! (Le Soldat s'en va. Le Tsar déchire le reçu en petits morceaux) : Ça m'apprendra à plaisanter avec des imbéciles! On se montre généreux et eux vous couvrent de ridicule devant le monde entier. Oh là, là... Voilà que je me sens tout triste à présent! Les lumières sont ternes tout à coup et j'ai des nuages devant les yeux. LE MARCHAND : Je transpire. LE BUCHERON : Oh, que j'ai la nausée! Je n'y vois plus clair! LE GENERAL : Prenez donc une prise de tabac. Cela dégage le cerveau. (Il tend la tabatière au Tsar). LE TSAR : Qu'est ce que c'est? La tabatière? D'où sort-elle? Le Soldat n'en a pas voulu? LE GENERAL : Voyons, Majesté, nous l'avons gardée pour vous. Ce n'est une tabatière pour un nez de soldat ! Veuillez prendre une prise. LE TSAR : Je n'en veux pas! (Il repousse la tabatière qui tombe et s'ouvre. On entend un coup de tonnerre. Toutes les lumières s'éteignent. Quand elles reviennent, au milieu de la salle, sur le trône est assise la Misère). MISERE : A-t-tchoum. Bonjour, mes amis ! Il y a longtemps qu'on ne s'est pas vus! A-t-tchoum ! A-t-tchoum ! LE BUCHERON : Saints du ciel! C'est elle ! Elle-même ! La Misère ! Va-t-en ! Disparais ! LE MARCHAND : Au secours ! Je ne veux pas ! Au secours ! LE TSAR : Seigneur ! Qu'est ce que c'est ? Mais qu'est ce que c'est que ça ? MISERE : A-t-tchoum ! Vous ne me reconnaissez pas, à ce que je vois. Il est vrai qu'on n'aime pas me reconnaître. Je suis la Misère. La Misère, pour vous servir! (Un violent coup de vent ouvre les fenêtres. On voit des éclairs. Tout le monde est pétrifié d'horreur). LE TSAR : Mais ce n'est pas juste ! Ça ne se peut pas ! Je me suis débarrassé de toi. Misère. Je t'ai donnée par surcroît ! MISERE : Et tu m'as reçue par surcroît ! Seulement maintenant je n'ai pas assez de toi tout seul. J'ai maigri, je me suis desséchée, dans cette maudite tabatière! (Elle jette un coup d'oeil avide à la ronde) Ah comme je vais bien me régaler de vous tous ! ANFISSA : Ah! Ah! Ah! (Elle s'enfuit). (Le Prince s'enfuit derrière elle. Le Général et tous les courtisans suivent). LE TSAR : Arrêtez ! Où courez-vous ? Aidez-moi à me lever de ma place ! Anfissa! Amélia! Tendez-moi la main ! Ils s'enfuient et moi je suis collé à ma chaise! LE MARCHAND : Je ne peux plus bouger mes jambes ! LE BUCHERON : C'est comme si j'avais du goudron chaud sous mes bottes ! LE TSAR, LE MARCHAND, LE BUCHERON (ensemble) : Ah, misère, misère ! MISERE : Je suis là, mes mignons ! Je suis avec vous. Ceux qui ont payé la tabatière ont droit au tabac ! Allez hue! En route pour le monde de la Misère! (Ils disparaissent sous terre. Le palais s'illumine d'une lueur infernale pendant que tombe le RIDEAU
Devant le rideau passent en courant Anfissa, le Prince, le Général et les Courtisans. Le rideau s'ouvre sur le DECOR DU 1er TABLEAUDe nouveau la table est mise pour un festin. A table, Nastia et le Soldat sont entourés de jeunes gens et de jeunes filles, leurs voisins. Ils chantent la chanson nuptiale entrecoupée de pas de danse). VOISINS : Gentille Nastia, cher Ivan, Acceptez nos beaux présents : Un panier solide en fonte. Trois jeunes coqs qui se remontent, Une soupière sur des roues, Une cuillère avec un trou, Un chaudron en papier de verre, Trente trois yeux de pommes de terre, Un fauteuil qui se croise les bras, Une chemise qui n'en a pas, Du bonheur plein une mallette, De la joie sur une assiette, La santé dans un cornet, Une longue vie sur un baudet.
Lorsqu'on garde le sourire Même par les noires journées, Rien au monde ne peut vous nuire, La Misère part en fumée.
NASTIA : aMerci, mes amis! A vous aussi je vous souhaite... toutes les bonnes choses de la chanson. LE SOLDAT : On a eu notre part de Misère, on aura notre part de Bonheur. Qui craint la Misère, jamais ne prospère!
RIDEAU FINAL |
Contact Isabelle Kolitcheff : kolitcheff@orange.fr |